La Guerre et la Paix - Tome III
oubli de leur devoir, il est difficile en effet de comprendre, eu égard aux conditions dans lesquelles se trouvait l’armée russe à Krasnoé et à la Bérésina, comment elle ne s’est pas emparée de toute l’armée française, avec ses maréchaux, ses rois et son empereur, surtout si, comme on l’assure, c’était là le dessein arrêté en haut lieu ! Expliquer cet étrange phénomène, en disant que Koutouzow a entravé la réussite, c’est complètement inadmissible, puisque nous savons tous, aujourd’hui, que, malgré sa volonté bien arrêtée de ne pas prendre l’offensive, il n’avait pas pu s’opposer au désir manifesté par ses troupes à Viazma et à Taroutino. Si, comme on le prétend, le projet des Russes était de couper la retraite à l’armée française et de la faire prisonnière en masse, et que leurs tentatives en ce sens n’aient abouti qu’à des échecs, il s’ensuit naturellement que les Français doivent considérer cette dernière période de la campagne comme une série de victoires pour leurs armes, et que les historiens militaires russes ont tort d’y voir une marche triomphale pour nos soldats. Car, s’ils veulent être logiques, malgré leur enthousiasme lyrique et patriotique, ils sont bien obligés de reconnaître que la retraite des Français, depuis Moscou, a été une suite ininterrompue de succès pour Napoléon et de défaites pour Koutouzow. Mais, en mettant de côté pour un moment tout amour-propre national, on sent qu’il y a évidemment dans cette conclusion une contradiction flagrante, puisqu’en définitive les victoires successives de l’ennemi ont abouti à son anéantissement, tandis que les défaites russes ont eu pour résultat la libération de la patrie. La cause réelle de cette contradiction gît dans le fait que les historiens, en se bornant à étudier les événements dans la correspondance des Empereurs et des généraux, dans les récits et dans les rapports officiels, ont faussement supposé que le plan était de couper la retraite à Napoléon et à ses maréchaux, et de les faire prisonniers. Ce plan n’a jamais existé et ne pouvait exister, car il n’avait aucune raison d’être. De plus, il était impossible de l’exécuter, car l’armée de Napoléon s’enfuyait avec une précipitation qui tenait du vertige, hâtant ainsi elle-même le dénoûment désiré. Il aurait donc été absurde d’entreprendre des opérations habilement combinées contre des fuyards, dont la plus grande partie mourait en route, et dont la capture, même celle de leur Empereur et de leurs généraux, n’aurait fait qu’embarrasser l’action des poursuivants. L’idée de couper la retraite à Napoléon était aussi peu sensée qu’impraticable, car l’expérience nous prouve que jamais un mouvement de colonne exécuté pendant une bataille, à cinq verstes de distance, ne concorde, à point nommé, avec le plan primitif. On a beau s’imaginer bénévolement que Tchitchagow, Koutouzow et Wittgenstein se rencontreraient à l’heure dite, à l’endroit désigné par avance, c’était en réalité aussi invraisemblable qu’impossible ; Koutouzow le sentait bien, lorsque, en recevant le plan qu’on lui envoyait de Saint-Pétersbourg, il disait que les dispositions faites à distance n’avaient jamais le résultat qu’on en attendait. Quant à l’expression militaire de « couper une retraite », c’est également un non-sens, et rien de plus : on coupe un morceau de pain, on ne coupe pas une armée. Quoi qu’on dise ou qu’on fasse, on ne peut ni couper une armée, ni lui barrer le chemin, car il y a toujours moyen de faire un détour, et messieurs les tacticiens devraient savoir, par l’exemple de Krasnoé et de la Bérésina, combien la nuit est favorable aux mouvements imprévus. Quant aux prisonniers, on ne prend que ceux qui le veulent bien, comme l’hirondelle qui ne se laisse attraper que lorsqu’elle se pose sur la main, ou comme les Allemands qui se rendent méthodiquement, selon toutes les règles de la stratégie et de la tactique. Quant aux Français, ils pensaient avec raison qu’il n’y avait pas plus d’avantage pour eux d’un côté que de l’autre, car, prisonniers ou fuyards, ils n’avaient d’autre perspective que de mourir de froid ou de faim. Dans sa marche de Taroutino à Krasnoé, l’armée russe, sans livrer un seul combat, perdit 50 000 hommes en malades et traînards. Pendant cette période de
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