La Guerre et la Paix - Tome III
Yaroslaw, lui présentait le compte rendu des affaires, etc. Il fallut discuter avec lui à propos du conseil qu’il lui donnait de retourner à Moscou et de s’établir à nouveau dans leur hôtel ; car l’hôtel était resté intact, et n’exigeait que quelques réparations insignifiantes. La vie habituelle suivait donc son cours, sans qu’il fût possible de l’arrêter, et, quelque pénible qu’il fût pour la princesse Marie de sortir de sa solitude contemplative, quoiqu’elle se fît de vifs scrupules de quitter Natacha, en la laissant seule en proie à tous ses regrets, les soucis de l’existence la réclamaient. Elle y reprit, à son cœur défendant, sa part d’activité ; elle revit les comptes avec Alpatitch, prit conseil de Dessalles au sujet de son neveu, et s’occupa des préparatifs de son retour à Moscou.
Natacha, livrée à un isolement plus complet, s’éloigna insensiblement de la princesse Marie, dès que son départ fut décidé. Cette dernière proposa à la comtesse de l’emmener avec elle. Son père et sa mère y consentirent avec empressement, car, s’apercevant que leur fille s’affaiblissait de plus en plus, ils espéraient que le changement d’air et les soins des médecins de Moscou contribueraient à la rétablir !
« Je n’irai nulle part, répondit Natacha, je ne demande qu’une chose : c’est qu’on me laisse en paix ! » Et elle sortit précipitamment, en retenant à grand’peine des larmes de colère plutôt que de douleur.
Blessée de l’abandon de la princesse Marie, elle passait la plus grande partie de son temps seule dans sa chambre, enfoncée dans un coin du divan, agitant machinalement, sans s’en apercevoir, ce qui lui tombait sous la main, pendant que ses yeux immobiles regardaient, sans voir, dans l’espace. Cette solitude la fatiguait, l’épuisait, mais elle lui était nécessaire. Dès que quelqu’un entrait chez elle, elle se levait brusquement, changeait de position, d’expression de physionomie, saisissait un livre ou un ouvrage quelconque, et attendait avec une visible impatience qu’on la laissât à elle-même. Il lui semblait toujours qu’elle était sur le point de pénétrer et de résoudre l’effrayant problème sur lequel se concentraient toutes les forces de son âme.
Un jour, à la fin de décembre, les cheveux négligemment noués sur le sommet de la tête, habillée d’une robe de laine noire, pâle, amaigrie, elle était à moitié étendue comme d’habitude dans l’angle du divan et chiffonnait machinalement le bout de sa ceinture. Ses yeux fixés sur la porte semblaient regarder du côté par où il avait disparu ; alors cette rive inconnue de la vie, où jamais jusque-là elle n’avait fixé sa pensée, cette rive qui lui avait, toujours paru si lointaine et si problématique, se rapprochait d’elle ; elle devenait visible et presque palpable, tandis que celle où elle était restée lui apparaissait déserte, désolée, pleine de souffrances et de larmes. Le cherchant là où elle savait qu’il devait être, elle ne pouvait néanmoins se le représenter autrement qu’elle ne l’avait vu dans ces derniers temps : elle voyait, sa figure, elle entendait sa voix, elle se répétait ses paroles, y ajoutant de nouvelles paroles qu’elle s’imaginait avoir entendues… Le voilà !… Il est tendu dans son fauteuil, avec son vêtement de velours fourré, la tête appuyée sur sa main maigre et diaphane ; sa poitrine est enfoncée, ses épaules relevées, ses lèvres serrées, ses yeux brillants, et des plis se creusent et se détendent sur son front pâle. Une de ses jambes tremble imperceptiblement, et Natacha devine qu’il lutte contre une poignante douleur… « Quelle est cette douleur ? Que sent-il ? » se demande-t-elle… Mais il a remarqué son attention ; il la regarde et lui dit sans sourire : « Se lier pour la vie à un homme qui souffre est une chose horrible, c’est un tourment éternel… » Et il essaye de pénétrer sa pensée… Natacha répond alors comme elle répondait toujours : « Cela ne durera pas, vous vous remettrez !… » Mais son regard sévère et scrutateur lui adresse un reproche plein de désespoir… « Je lui avais dit, pensait Natacha, que rester ainsi malade serait en effet terrible, mais il a donné un autre sens à mes paroles : je le disais pour lui, et il a cru que je parlais de moi, car alors il tenait encore à la vie et il craignait la
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