La Guerre et la Paix - Tome III
tout haut qu’une autre guerre ne pourrait ni améliorer la position, ni augmenter la gloire de la Russie, que son prestige en serait au contraire diminué, et que sa situation à l’intérieur en deviendrait pire. Il essaya de prouver à l’Empereur la difficulté de faire de nouvelles levées, et lui fit même entrevoir la possibilité d’un insuccès.
Il était dès lors évident qu’avec une telle disposition d’esprit le maréchal n’était qu’un obstacle, dont il fallait se débarrasser.
Pour éviter de le froisser trop vivement, on s’arrêta à une combinaison toute naturelle : on lui ôta peu à peu le pouvoir, comme on avait fait à Austerlitz, pour le remettre insensiblement entre les mains de l’Empereur. À cet effet, l’état-major fut peu à peu transformé, et la puissance de celui de Koutouzow devint nulle. Toll, Konovnitzine et Yermolow reçurent d’autres destinations, et l’on parla ouvertement de la santé ébranlée du maréchal, car on savait que plus on le répétait, plus il devenait facile de lui donner un successeur. De même que, dans le temps, Koutouzow avait été retiré sans bruit de la Turquie pour organiser les milices à Pétersbourg, et de là envoyé à l’armée où il était indispensable, de même aujourd’hui, son rôle étant fini, un nouveau rouage fut mis en mouvement. La guerre de 1812 ne devait plus se borner à garder son caractère national, si cher à tout cœur russe, elle allait prendre une importance européenne.
Au mouvement des peuples de l’Occident vers l’Orient succédait un mouvement inverse. Cette nouvelle guerre exigeait un nouveau moteur, ayant d’autres mobiles que ceux de Koutouzow. Alexandre I er était cet homme, aussi nécessaire pour rétablir les limites des territoires et des peuples, que l’autre l’avait été pour le salut et la gloire de la Russie. Koutouzow ne pouvait comprendre ce que signifiaient l’Europe, son équilibre et Napoléon. Il lui semblait à lui, représentant du peuple russe, et russe de cœur, que, du moment où l’ennemi était écrasé, la patrie délivrée et parvenue au pinacle de la gloire, l’œuvre elle-même était terminée. Il ne restait donc plus au représentant de la guerre nationale qu’à mourir, et il mourut !
XIII
Pierre, comme il arrive le plus souvent, ne sentit le poids des privations physiques et de la tension morale qu’il avait éprouvées pendant sa captivité, que lorsqu’elle arriva à son terme. À peine en liberté, il partit pour Orel, et le surlendemain, au moment de se mettre en route pour Kiew, il tomba malade d’une fièvre bilieuse, comme le déclarèrent les médecins ; cette fièvre l’y retint pendant trois mois. Malgré leurs soins, leurs saignées et leurs médicaments de toutes sortes, la santé lui revint.
Les jours qui s’écoulèrent entre sa libération et sa maladie ne lui laissèrent aucune impression. Il ne conserva que le souvenir d’un temps gris, sombre, pluvieux, d’un affaissement physique, de douleurs intolérables dans les pieds et dans le côté, d’une suite ininterrompue de malheurs et de souffrances, de la curiosité indiscrète des généraux et des officiers qui le questionnaient, des difficultés qu’il avait eues à trouver une voiture et des chevaux, et par-dessus tout de l’engourdissement moral qui l’avait accablé. Le jour où il fut mis en liberté, il vit passer le corps de Pétia, et apprit également que le prince André venait de mourir à Yaroslaw, dans la maison des Rostow. Denissow, qui lui avait annoncé cette nouvelle, fit, en causant avec lui, allusion à la mort d’Hélène, croyant qu’il la savait déjà. Pierre en fut étrangement surpris, mais rien de plus : il n’appréciait pas toute l’importance que cet événement pouvait avoir pour lui, tant il était poussé par le désir de quitter au plus vite cet enfer, où les hommes s’entretuaient, pour se retirer n’importe où, s’y reposer, coordonner ses idées, et réfléchir en paix à tout ce qu’il avait vu et appris. Revenu complètement à lui après sa maladie, il aperçut à son chevet deux de ses domestiques, venus tout exprès de Moscou pour le rejoindre, ainsi que l’aînée de ses cousines, qui habitait une de ses terres aux environs d’Orel.
Les impressions dont il avait pris l’habitude ne s’effacèrent qu’insensiblement de son esprit pendant sa longue convalescence : il eut même de la peine à se faire à la pensée
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