La Guerre et la Paix - Tome III
premier mouvement qu’il fit, il vacilla, et serait infailliblement tombé, sans le secours d’un soldat qui le souleva et aida ses camarades à le transporter dans l’isba. Passant ses bras autour du cou de ses porteurs et inclinant la tête comme un enfant sur l’épaule de l’un d’eux, il ne cessait de répéter d’une voix plaintive :
« Oh ! mes braves, mes bons, mes bons amis !… Voilà des hommes ! »
Morel, resté avec les soldats, occupait la meilleure place. Ses yeux étaient rouges, enflammés et larmoyants ; vêtu d’une pelisse de femme, il avait mis par-dessus son bonnet un mouchoir noué sous le menton. L’eau-de-vie l’ayant un peu grisé, il chantait d’une voix rauque et mal assurée une chanson française. Les soldats se tenaient les côtes de rire.
« Voyons, voyons, que je l’apprenne… Comment est-ce ? J’attraperai l’air, bien sûr ? disait le soldat chanteur que Morel serrait contre lui avec tendresse.
– Vive Henri IV, Vive ce roi vaillant ! Ce diable à quatre…, chantait Morel.
– Vive harica, vive cerouvalla ! sidiablaka… répétait à son tour le soldat qui avait saisi le refrain.
– Bravo ! bravo ! » s’écrièrent quelques voix, au milieu d’un franc éclat de rire.
Morel riait avec eux en continuant… : « eut le triple talent de boire, de battre, et d’être un vert galant !
– Cela sonne bien tout de même. Voyons, Zaletaiew, répète.
– Kiou kiou… le tripetala déboi, déba et dettra vargala, chanta-t-il, criant à pleins poumons et avançant ses lèvres avec effort.
– C’est ça, c’est ça !… c’est du français, n’est-ce pas ?… Donne-lui de la « cacha », il lui en faudra pas mal pour en manger à sa faim. » Et Morel engloutit sa troisième écuelle.
De sympathiques sourires couraient sur les visages des jeunes soldats, tandis que les vieux, trouvant au-dessous d’eux de s’occuper de ces puérilités, restaient étendus de l’autre côté du feu, en se soulevant parfois pour jeter un coup d’œil affectueux sur Morel.
« C’est aussi des hommes pourtant, dit l’un d’eux en s’enveloppant de sa capote, et l’absinthe aussi a ses racines. »
– Oh ! comme le ciel est étoilé, c’est signe de gelée, quel malheur !… »
Les étoiles, assurées de n’être plus dérangées par personne, scintillèrent plus vivement sur la sombre voûte ; tantôt s’éteignant, tantôt s’allumant et lançant dans l’espace une gerbe de lumière, elles semblaient se communiquer mystérieusement une joyeuse nouvelle.
X
L’armée française continuait à fondre dans une progression égale et mathématique, et le passage de la Bérésina, sur lequel on a tant écrit, n’a été qu’un incident de sa destruction, et nullement l’épisode décisif de la campagne. Si l’on en a fait tant de bruit du côté des Français, c’est que tous les malheurs, tous les désastres échelonnés le long de leur route, se réunirent ensemble en un sinistre pour les accabler sur ce pont écroulé, et laisser ensuite dans l’esprit de chacun un ineffaçable souvenir. Si, du côté des Russes, il a eu un égal retentissement, c’est que, loin du théâtre de la guerre, à Pétersbourg, Pfühl avait composé un plan, destiné à faire tomber Napoléon dans un piège stratégique qu’il lui tendait ex professo sur les bords de la Bérésina. Convaincu que tout se passerait conformément à la combinaison adoptée, on soutenait que la Bérésina avait été la perte des Français, quand au contraire les conséquences de ce passage furent moins fatales aux Français que Krasnoé, comme le prouve le chiffre des prisonniers et des canons qui leur furent enlevés dans cette rencontre.
Plus la fuite des Français s’accélérait, plus étaient misérables les derniers débris de leur armée, surtout après la Bérésina, et plus s’éveillaient d’un autre côté les passions des généraux russes, qui ne se ménageaient pas les reproches et en accablaient surtout Koutouzow. Supposant que l’insuccès du plan de Pétersbourg lui serait attribué, on ne lui épargnait ni le mécontentement, ni le dédain et les railleries, déguisées, il est vrai, sous des formes respectueuses, qui le mettaient dans l’impossibilité de relever l’accusation. Tout son entourage, incapable de le comprendre, déclarait ouvertement qu’avec ce vieillard entêté il n’y avait pas de discussion possible ; que jamais il ne
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