La Guerre et la Paix - Tome III
à rester chez eux jusqu’au printemps. La comtesse Marie l’écouta, fit ses observations et lui parla à son tour de ses enfants.
« Comme la femme perce déjà en elle ! dit-elle en français en lui désignant Natacha, qui les regardait tous deux de ses grands yeux noirs. Vous nous accusez, nous autres femmes, de manquer de logique… Eh bien, voilà notre logique ; je lui dis : « Papa a envie de dormir… – Pas du tout, me répond-elle, il rit »… et elle a raison ! ajouta la comtesse Marie, souriant de bonheur. Mais, tu sais, Nicolas, tu es injuste, tu l’aimes un peu trop, murmura-t-elle tout bas en français.
– Que veux-tu ? Je fais tout mon possible pour le cacher. »
À ce moment, on entendit un bruit de pas et de voix, et de portes qui s’ouvraient et se fermaient, « Voici quelqu’un qui arrive ! s’écria Nicolas.
– C’est Pierre, j’en suis sûre. Je vais voir, » dit la comtesse Marie en quittant la chambre.
Pendant qu’elle n’était pas là, Nicolas se donna le plaisir de faire faire à sa fille un tour de galop sur son dos. Fatigué et essoufflé, il enleva vivement la petite rieuse par-dessus sa tête et la serra contre sa poitrine. Cette gymnastique inaccoutumée lui avait rappelé ses danses dans la maison paternelle, et, en regardant avec amour cette figure enfantine, rayonnante de joie, il se vit la menant dans le monde et faisant avec elle un tour de mazurka, comme lorsque son père exécutait jadis avec sa fille les pas du fameux « Daniel Cowper ».
« C’est bien Pierre, dit la comtesse Marie en rentrant. Il faut voir comme notre Natacha est tout autre maintenant… Mais il a reçu tout de même son avalanche, et Dieu sait comme elle lui a reproché son retard !… Va donc vite le voir ! »
Nicolas sortit de la chambre en emmenant sa petite fille. La comtesse Marie, restée seule, se dit à demi-voix : « Oh ! jamais, jamais, je n’aurais cru qu’on pût être aussi heureuse ! » Un bonheur ineffable se lisait sur son visage, mais en même temps elle soupira, et son regard devint profondément mélancolique. On aurait dit que la pensée d’un autre bonheur, d’un bonheur qu’on ne saurait avoir dans cette vie, jetait un voile sur celui qu’elle éprouvait en ce moment.
Autour de chaque foyer domestique, il se forme presque toujours un certain nombre de groupes qui, tout en différant essentiellement les uns des autres, gravitent côte à côte vers le centre commun, se font des concessions mutuelles, parviennent à se fondre en un harmonieux ensemble, sans perdre leur caractère individuel. Le moindre incident est triste, joyeux ou grave également pour tous, mais les motifs qui les poussent à se réjouir ou à s’attrister sont particuliers à chacun d’eux. Le retour de Pierre à Lissy-Gory fut un de ces événements heureux et importants, et réagit immédiatement sur toute la maison.
Les serviteurs se réjouirent, parce qu’ils pressentaient que leur maître s’occuperait moins d’eux dorénavant, qu’il serait moins strict dans ses inspections journalières, plus indulgent et plus gai, et qu’ils recevraient de riches cadeaux aux fêtes de Noël.
Les enfants et les gouvernantes se réjouirent, parce que personne mieux que Pierre ne savait mettre tout en train. Lui seul jouait « l’écossaise », et sur cet unique morceau de son répertoire ils dansaient toutes les danses imaginables, tout en comptant, eux aussi, qu’ils ne seraient pas oubliés à la fin de l’année.
Le petit Nicolas Bolkonsky, âgé de quinze ans, intelligent et vif, quoique d’une constitution maladive et délicate, avait toujours ses grands et beaux yeux, sa chevelure bouclée d’un blond doré, et, comme les autres, ne se possédait pas de joie, car l’oncle Pierre, comme il l’appelait, était l’objet de son adoration enthousiaste. La comtesse Marie, qui veillait à son éducation, n’avait pas réussi à lui inspirer le même attachement pour son mari : il semblait même que l’enfant laissait percer à son égard une indifférence légèrement dédaigneuse. Ni l’uniforme de hussard, ni la croix de Saint-Georges de son oncle Rostow, n’excitaient son envie. Pierre était son Dieu, et il ne souhaitait rien de plus que d’être aussi bon et aussi instruit que lui. Quand il le voyait, sa figure s’illuminait, et s’il lui adressait la parole, son cœur battait, et il rougissait de plaisir. Il retenait tout ce qu’il lui
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