La Guerre et la Paix - Tome III
fixé sur lui, comme si elle cherchait sur sa figure une réponse à une question qu’elle se posait intérieurement, embarrassait visiblement le narrateur.
« L’héroïsme des troupes a été incomparable et l’on ne saurait assez l’exalter, répéta-t-il en tâchant de gagner les bonnes grâces de Natacha par un sourire à son adresse. La Russie n’est pas à Moscou, elle est dans le cœur de ses enfants, n’est-ce pas, papa ? »
La comtesse entra à ce moment : elle avait la figure fatiguée et maussade. Berg sauta sur ses pieds, baisa la main de la comtesse, lui adressa mille questions sur sa santé, en secouant la tête en signe d’intérêt.
« Oui, maman, c’est vrai, les temps sont bien durs pour un cœur russe. Mais de quoi vous inquiétez-vous ? Vous aurez le temps de partir…
– En vérité, je ne comprends pas ce que font les gens, dit la comtesse en se tournant vers son mari : rien n’est prêt, personne ne donne d’ordres, c’est à regretter Mitenka ! Ça n’en finira pas ! » Le comte allait répliquer, mais il préféra se diriger vers la porte.
Pendant ce temps, Berg, qui avait tiré son mouchoir de sa poche, secoua douloureusement la tête en y retrouvant le nœud qu’il venait d’y faire.
« Papa, j’ai une grande prière à vous adresser.
– À moi ?
– Oui ; comme je passais tout à l’heure devant la maison Youssoupow, l’intendant en est sorti en courant, pour m’engager à acheter quelque chose. Poussé par la curiosité, j’y suis entré, et j’y ai trouvé une très jolie chiffonnière…, et vous vous rappelez sans doute que Vérouchka avait envie d’en avoir une, et que nous nous sommes même disputés à ce sujet. Si vous saviez comme elle est ravissante, continua Berg d’un ton de jubilation, en se reportant par la pensée à son intérieur si correct et si bien tenu : il y a un tas de petits tiroirs et un secret dans l’un d’eux… Je voudrais tant lui en faire la surprise ! J’ai vu plusieurs paysans là-bas dans la cour ; laissez-moi en emmener un, je lui donnerai un bon pourboire et… »
Le comte fronça le sourcil :
« C’est à la comtesse qu’il faut demander cela, dit-il sèchement. Ce n’est pas moi qui donne des ordres.
– Si cela vous dérange, dit Berg, je m’en passerai. C’est seulement à cause de Véra que…
– Au diable, au diable ! Allez-vous-en tous au diable ! s’écria le comte avec colère ; vous me faites tourner la tête, ma parole d’honneur ! » Et il sortit.
La comtesse fondit en larmes.
« Ah oui ! les temps sont bien durs ! » reprit Berg.
Natacha avait d’abord suivi son père, mais, une idée lui étant venue tout à coup, elle descendit l’escalier quatre à quatre.
Pétia était sur le perron, fort occupé à distribuer des armes à ceux qui partaient de Moscou. Les charrettes étaient toujours attelées, mais deux d’entre elles avaient été déchargées, et un officier venait de s’installer dans l’une, avec l’aide de son domestique.
« Sais-tu à propos de quoi ? » demanda Pétia à sa sœur.
Cette question avait trait à la querelle des parents. Elle ne répondit pas.
« C’est sans doute parce que papa a voulu donner les charrettes aux blessés ? poursuivit le jeune garçon : c’est Vassili qui me l’a dit, et selon moi…
– Selon moi, s’écria tout à coup Natacha en tournant vers son frère son visage surexcité, c’est si laid, si vilain, que j’en suis tout indignée ! Sommes-nous donc des Allemands ? »
Les sanglots la suffoquèrent, et, ne trouvant là personne sur qui décharger sa colère, elle s’enfuit précipitamment.
Berg, assis à côté de sa belle-mère, était en train de lui prodiguer de respectueuses consolations, lorsque Natacha, la figure toute bouleversée, entra dans le salon comme un ouragan, et s’approcha de sa mère d’un pas résolu.
« C’est une horreur, c’est une indignité ! s’écria-t-elle : il est impossible que ce soit vous qui l’ayez ordonné ! » Berg et la comtesse la regardèrent d’un air surpris et effaré.
Le comte, debout à la fenêtre, garda le silence.
« Maman, c’est impossible ! Voyez donc ce qui se passe dans la cour ?… On les abandonne !
– Qu’as-tu ? de qui parles-tu ?
– Des blessés, et cela ne vous ressemble pas, maman… Chère maman, ma petite colombe, pardonne-moi, ce n’est pas ainsi que je dois parler !… Qu’avons-nous besoin de tous
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