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La Guerre et la Paix - Tome III

La Guerre et la Paix - Tome III

Titel: La Guerre et la Paix - Tome III Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Léon Tolstoï
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solennel, aidant ce moment de silence, comte, le même Dieu nous juge !… » Il s’arrêta.
    – Qu’on le sabre ! je l’ordonne ! répéta Rostoptchine, blême de fureur.
    – Les sabres hors du fourreau ! » commanda l’officier.
    À ces mots la foule ondula comme une vague, et poussa les premiers rangs jusque sur les degrés du péristyle. Le jeune gars se trouva ainsi porté près de Vérestchaguine ; son visage était pétrifié et sa main toujours levée.
    « Sabrez ! reprit tout bas l’officier aux dragons, dont l’un frappa avec colère Vérestchaguine du plat de son sabre.
    – Ah ! » fit le malheureux ; il ne se rendait pas compte, dans son effroi, du coup qu’il avait reçu. Un frémissement d’horreur et de compassion agita la foule.
    « Seigneur ! Seigneur ! » s’écria une voix. Vérestchaguine poussa un cri de douleur et ce cri décida de sa perte. Les sentiments humains qui tenaient encore en suspens cette masse surexcitée cédèrent tout à coup, et le crime, déjà à moitié commis, ne devait plus tarder à s’accomplir. Un rugissement menaçant et furieux étouffa les derniers murmures de commisération et de pitié, et, semblable à la neuvième et dernière vague qui brise les vaisseaux, une vague humaine emporta dans son élan irrésistible les derniers rangs jusqu’aux premiers, et les confondit tous dans un indescriptible désordre. Le dragon qui avait déjà frappé Vérestchaguine releva le bras pour lui donner un second coup. Le malheureux, se couvrant le visage de ses mains, se jeta du côté de la populace. Le jeune gars, contre lequel il vint se heurter, lui enfonça ses ongles dans le cou, et, poussant un cri de bête sauvage tomba avec lui au milieu de la foule, qui se rua à l’instant sur eux. Les uns tiraillaient et frappaient Vérestchaguine, les autres assommaient le jeune garçon, et leurs cris ne faisaient qu’exciter la fureur populaire. Les dragons furent longtemps à dégager l’ouvrier à moitié mort, et, malgré la rage que ces forcenés apportaient à leur œuvre de sang, ils ne pouvaient parvenir à achever le malheureux condamné, écharpé et râlant ; tant la masse compacte qui les comprimait et les serrait comme dans un étau, gênait leurs hideux mouvements.
    « Un coup de hache pour en finir !… L’a-t-on bien écrasé ?… Traître qui a vendu le Christ !… Est-il encore vivant ?… Il a reçu son compte !… »
    Lorsque la victime cessa de lutter et que le râle de l’agonie souleva sa poitrine mutilée, il se fit alors seulement un peu de place autour de son cadavre ensanglanté : chacun s’en approchait, l’examinait et s’en éloignait ensuite en frémissant de stupeur.
    « Oh ! Seigneur !… Quelle bête féroce que la populace !… Comment aurait-il pu lui échapper !… C’est un jeune pourtant… un fils de marchand, bien sûr !… Oh ! le peuple !… et l’on assure maintenant que ce n’est pas celui-là qu’on aurait dû… On en a assommé encore un autre !… Oh ! celui qui ne craint pas le péché… » disait-on à présent en regardant avec compassion ce corps meurtri, et cette figure souillée de sang et de poussière. Un soldat de police zélé, trouvant peu convenable de laisser ce cadavre dans la cour de Son Excellence, ordonna de le jeter dans la rue. Deux dragons, le prenant aussitôt par les jambes, le traînèrent dehors sans autre forme de procès, pendant que la tête, à moitié arrachée du tronc, frappait la terre par saccades, et que le peuple reculait avec terreur sur le passage du cadavre.
    Au moment où Vérestchaguine tomba et où cette meute haletante et furieuse se rua sur lui, Rostoptchine devint pâle comme un mort, et, au lieu de se diriger vers la petite porte de service où l’attendait sa voiture, gagna précipitamment, sans savoir lui-même pourquoi, l’appartement du rez-de-chaussée. Le frisson de la fièvre faisait claquer ses dents.
    « Excellence, pas par là, c’est ici ! » lui cria un domestique effaré.
    Rostoptchine, suivant machinalement l’indication qui lui était donnée, arriva à sa voiture, y monta vivement, et ordonna au cocher de le conduire à sa maison de campagne. On entendait encore au loin les clameurs de la foule, mais, à mesure qu’il s’éloignait, le souvenir de l’émotion et de la frayeur qu’il avait laissé paraître devant ses inférieurs lui causa un vif mécontentement. « La populace est terrible, elle est

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