La Guerre et la Paix - Tome III
Vérestchaguine avec son caftan fourré. Il sentait que le temps ne pourrait rien sur la violence de cette impression, que la trace sanglante de ce souvenir, en s’imprimant de plus en plus profondément dans son cœur, le poursuivrait jusqu’à la fin de ses jours. Il l’entendait dire : « Qu’on le sabre ! Vous m’en répondez sur votre tête. » Pourquoi ai-je dit cela ? se demanda-t-il involontairement. J’aurais pu me taire et rien n’aurait eu lieu. » Il revoyait la figure du dragon passant tout à coup de la terreur à la férocité, et le regard de timide reproche que lui avait jeté sa triste victime : « Je ne pouvais agir autrement… la plèbe… le traître… le bien public !… »
Le passage de la Yaouza était encore encombré de troupes, la chaleur était accablante. Koutouzow, fatigué et préoccupé, assis sur un banc près du pont, traçait machinalement des figures sur le sable, lorsqu’un général, dont le tricorne était surmonté d’un immense plumet, descendit d’une calèche à quelques pas de lui et lui adressa la parole en français, d’un air à la fois irrité et indécis. C’était le comte Rostoptchine ! Il expliquait à Koutouzow qu’il était venu le trouver parce que, Moscou n’existant plus, il ne restait plus que l’armée.
« Les choses se seraient autrement passées si Votre Altesse m’avait dit que Moscou serait livré sans combat ! »
Koutouzow examinait Rostoptchine sans prêter grande attention à ses paroles, mais en cherchant seulement à se rendre compte de l’expression de sa figure. Rostoptchine, interdit, se tut. Koutouzow hocha tranquillement la tête, et, sans détourner son regard scrutateur, marmotta tout bas :
« Non, je ne livrerai pas Moscou sans combat ! »
Koutouzow pensait-il à autre chose, ou prononça-t-il ces paroles à bon escient, sachant qu’elles n’avaient aucun sens ? Le comte Rostoptchine se retira, et, spectacle étrange ! cet homme si fier, ce général gouverneur de Moscou, ne trouva rien de mieux à faire que de s’approcher du pont et de disperser à grands coups de fouet les charrettes qui en encombraient les abords !
XXVI
À quatre heures de l’après-midi, l’armée de Murat, précédée d’un détachement de hussards wurtembergeois, et accompagnée du roi de Naples et de sa nombreuse suite, fit son entrée à Moscou. Arrivé à l’Arbatskaïa, Murat s’arrêta pour attendre les nouvelles que son avant-garde devait lui apporter sur l’état de la forteresse appelée le « Kremlin ». Autour de lui se groupèrent quelques badauds qui regardaient avec stupéfaction ce chef étranger avec ses cheveux longs, chamarré d’or et portant une coiffure ornée de plumes multicolores.
« Dis donc. Est-ce leur roi ?
– Pas mal ! disaient quelques-uns.
– Ôte donc ton bonnet ! » s’écriaient les autres.
Un interprète s’avança, et, interpellant un vieux dvornik, lui demanda si le « Kremlin » était loin. Surpris par l’accent polonais qu’il entendait pour la première fois, le dvornik ne comprit pas la question, et se déroba de son mieux derrière ses camarades. Un officier de l’avant-garde revint en moment annoncer à Murat que les portes de la forteresse étaient fermées et qu’on s’y préparait sans doute à la défense.
« C’est bien, » dit-il en commandant à l’un de ses aides camp de faire avancer quatre canons.
L’artillerie s’ébranla au trot, et, dépassant la colonne qui suivait, Murat se dirigea vers l’Arbatskaïa. Arrivée au bout de la rue, la colonne s’arrêta. Quelques officiers français mirent les bouches à feu en position, et examinèrent le « Kremlin » au moyen d’une longue-vue. Tout à coup ils y entendirent sonner les cloches pour les vêpres. Croyant à un appel aux armes, ils s’en effrayèrent, et quelques fantassins coururent aux portes de Koutaflew, qui étaient barricadées par des poutres et des planches. Deux coups de fusil en partirent au moment où ils s’en approchaient. Le général qui se tenait auprès des canons leur cria quelques mots, et tous, officiers et soldats, retournèrent en arrière. Trois autres coups retentirent, et un soldat fut blessé au pied. À cette vue, la volonté arrêtée d’engager la lutte et de braver la mort se peignit sur tous les visages, et en chassa l’expression de calme et de tranquillité qu’ils avaient un moment auparavant. Depuis le maréchal jusqu’au dernier
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