La Guerre et la Paix - Tome III
hideuse ! se disait-il en français. Ils sont comme les loups qu’on ne peut apaiser qu’avec de la chair ! »… « Comte, le même Dieu nous juge ! » Il lui sembla qu’une voix lui répétait à l’oreille ces mots de Vérestchaguine, et un froid glacial lui courut le long du dos. Cela ne dura qu’un instant, et il sourit à sa propre faiblesse. « Allons donc, pensa-t-il, j’avais d’autres devoirs à remplir. Il fallait apaiser le peuple… Le bien public ne fait grâce à personne ! » Et il réfléchit aux obligations qu’il avait envers sa famille, envers la capitale qui lui avait été confiée, envers lui-même enfin, non pas comme homme privé, mais comme représentant du souverain : « Si je n’avais été qu’un simple particulier, ma ligne de conduite eût été tout autre, mais dans les circonstances actuelles je devais, à tout prix, sauvegarder la vie et la dignité du général gouverneur ! »
Doucement bercé dans sa voiture, son corps se calma peu à peu, tandis que son esprit lui fournissait les arguments les plus propres à rasséréner son âme. Ces arguments n’étaient pas nouveaux : depuis que le monde existe, depuis que les hommes s’entretuent, jamais personne n’a commis un crime de ce genre sans endormir ses remords par la pensée d’y avoir été forcé en vue du bien public. Celui-là seul qui ne se laisse emporter par la passion n’admet pas que le bien public puisse avoir de telles exigences. Rostoptchine ne se reprochait en aucune façon le meurtre de Vérestchaguine ; il trouvait au contraire mille raisons pour être satisfait du tact dont il avait fait preuve, en punissant le coupable et en apaisant la foule. « Vérestchaguine était jugé et condamné à la peine de mort, pensait-il (et cependant le Sénat ne l’avait condamné qu’aux travaux forcés). C’était un traître, je ne pouvais pas le laisser impuni. Je faisais donc d’une pierre deux coups ! » Arrivé chez lui, il prit différentes dispositions, et chassa ainsi complètement les préoccupations qu’il pouvait avoir encore.
Une demi-heure plus tard, il traversait le champ de Sokolniki, ayant oublié cet incident ; et, ne songeant plus qu’à l’avenir, il se rendit auprès de Koutouzow, qu’on lui avait dit être au pont de la Yaouza. Préparant à l’avance la verte mercuriale qu’il comptait lui adresser pour sa déloyauté envers lui, il se disposait à faire sentir à ce vieux renard de cour que lui seul porterait la responsabilité des malheurs de la Russie et de l’abandon de Moscou. La plaine qu’il traversait était déserte, sauf à l’extrémité opposée ; là, à côté d’une grande maison jaune, s’agitaient des individus vêtus de blanc, dont quelques-uns criaient et gesticulaient. À la vue de la calèche du comte, l’un d’eux se précipita à sa rencontre. Le cocher, les dragons et Rostoptchine lui-même regardaient, avec un mélange de curiosité et de terreur, ce groupe de fous qu’on venait de lâcher, surtout celui qui s’avançait vers eux, vacillant sur ses longues et maigres jambes, et laissant flotter au vent sa longue robe de chambre. Les yeux fixés sur Rostoptchine, il hurlait des mots inintelligibles et faisait des signes pour lui ordonner de s’arrêter. Sa figure sombre et décharnée était couverte de touffes de poils ; ses yeux jaunes et ses pupilles d’un noir de jais roulaient en tous sens d’un air inquiet et effaré.
« Halte ! Halte ! » criait-il d’une voix perçante et haletante ; et il essayait de reprendre son discours, qu’il accompagnait de gestes extravagants.
Enfin il atteignit le groupe, et continua à courir parallèlement à la voiture.
« On m’a tué trois fois, et trois fois je suis ressuscité d’entre les morts !… On m’a lapidé, on m’a crucifié… Je ressusciterai… je ressusciterai !… je ressusciterai ! On a déchiré mon corps !… Trois fois le royaume de Dieu s’écroulera… et trois fois je le rétablirai ! » Et sa voix montait à un diapason de plus en plus aigu.
Le comte Rostoptchine pâlit comme il avait pâli au moment où la foule s’était jetée sur Vérestchaguine.
« Marche, marche ! » cria-t-il au cocher en tremblant.
Les chevaux s’élancèrent à fond de train, mais les cris furieux du fou, qu’il distançait de plus en plus, résonnaient toujours à ses oreilles, tandis que devant ses yeux se dressait le nouveau la figure ensanglantée de
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