La Guerre et la Paix - Tome III
voir, on devinait qu’il était ivre. À la vue de Pierre, une légère confusion se peignit sur ses traits, mais il reprit courage en remarquant son embarras, et s’avança vers lui en titubant sur ses jambes grêles.
« Ils ont eu peur ! lui dit-il d’une voix enrouée et amicale, je leur ai dit : je ne me rendrai pas… J’ai bien fait, n’est-ce pas ?… » Puis il s’arrêta en apercevant le pistolet sur la table, s’en empara tout à coup, et s’élança vivement hors de la chambre.
Ghérassime et le dvornik l’avaient suivi pour le désarmer, tandis que Pierre regardait avec pitié et dégoût ce vieillard à moitié fou, qui, la figure contractée, retenait l’arme de toutes ses forces, en criant d’une voix rauque :
« Aux armes ! à l’abordage !… tu mens… tu ne l’auras pas !
– Voyons, calmez-vous, je vous en prie !… Soyez tranquille ! » répétait Ghérassime en essayant de le saisir par les coudes et de le pousser dans une chambre.
« Qui es-tu, toi ?… Bonaparte ?… Va-t’en, misérable !… Ne me touche pas !… As-tu vu cela ? criait le fou en brandissant le pistolet.
– Empoigne-le, » murmura Ghérassime au dvornik.
Ils étaient enfin parvenus à le pousser dans le vestibule, qu’un nouveau cri, un cri de femme, perçant et aigu, vint s’ajouter à ceux qu’ils poussaient en l’entraînant, et que dominait toujours la voix rauque de l’ivrogne… et la cuisinière se précipita, d’un air effaré, dans la chambre.
« Oh ! mes pères !… Il y en a quatre… quatre à cheval ! »
Ghérassime et le dvornik lâchèrent les mains de Makar Alexéïévitch, et l’on entendit dans le corridor, devenu subitement silencieux, un bruit de pas s’approchant de la porte d’entrée.
XXVIII
Pierre, décidé à cacher, jusqu’à l’accomplissement de son projet, son nom, son rang, sa connaissance de la langue francise, et à disparaître au besoin à la première apparition de l’ennemi, était resté debout devant la porte. Les Français entrèrent. Pierre, retenu par une invincible curiosité, ne bougea pas.
Ils étaient deux : un officier de haute taille, de belle mine, un soldat, évidemment son planton, maigre, hâlé, avec des joues creuses, et une figure inintelligente. L’officier, qui boitait, s’avança de quelques pas en s’appuyant sur une canne. Il jeta un coup d’œil autour de lui, et, trouvant sans doute l’appartement à sa guise, il se tourna vers les cavaliers restés à la porte d’entrée, et leur donna l’ordre d’amener les chevaux ; puis, retroussant sa moustache d’un air crâne et portant légèrement la main à la visière de son casque, il s’écria gaiement :
« Bonjour la compagnie ! » Personne ne lui répondit.
« Vous êtes le bourgeois ? » continua-t-il en s’adressant à Ghérassime, qui semblait l’interroger d’un regard inquiet.
« Qouartire… qouartire… logement ! » répéta l’officier en lui souriant avec bonhomie, et en lui tapant sur l’épaule.
« Les Français sont de bons enfants, que diable ! voyons, ne nous fâchons pas, mon vieux… Ah çà ! dites donc, on ne parle pas français dans cette boutique ? » demanda-t-il en rencontrant les yeux de Pierre.
Celui-ci fit un pas en arrière. L’officier s’adressa de nouveau au vieux Ghérassime, en lui demandant de lui faire voir les chambres.
« Mon maître pas ici… moi pas comprendre, » disait Ghérassime en tâchant de s’énoncer aussi distinctement que possible.
Le Français sourit, fit un geste de désespoir à moitié comique, et se dirigea du côté de Pierre, qui allait faire un mouvement, pour se reculer, lorsqu’il aperçut dans l’entrebâillement de la porte Makar Alexéïévitch, le pistolet à la main ; avec cette ruse que laisse parfois la folie, il visait tranquillement le Français.
« À l’abordage ! » s’écria l’ivrogne en pressant la détente.
À ce cri, le Français se retourna brusquement, et Pierre s’élança sur le fou pour lui arracher son pistolet. Makar Alexéïévitch avait eu le temps de lâcher, de ses doigts tremblants, le coup, qui les assourdit tous, en remplissant la chambre de fumée. L’officier pâlit et se rejeta en arrière, pendant que Pierre, oubliant son intention de ne pas paraître savoir le français, lui demandait avec empressement :
« N’êtes-vous pas blessé ?
– Je crois que non, mais je l’ai échappé belle cette
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