La Guerre et la Paix - Tome III
homme qui ne connaît pas Paris est un sauvage. Un Parisien, ça se sent à deux lieues ! Paris, c’est Talma, la Duchesnois, Pottier, la Sorbonne, les boulevards… » S’apercevant que sa conclusion ne répondait pas au début de son discours, il s’empressa d’ajouter : « Il n’y a qu’un Paris au monde ! Vous avez été à Paris et vous êtes resté Russe ? Eh bien ! je ne vous en estime pas moins. » Sous l’influence du vin et après les quelques jours de solitude qu’il avait passés en tête-à-tête avec ses sombres méditations, Pierre ressentait involontairement un véritable plaisir à causer avec ce gai compagnon.
« Pour en revenir à vos dames, on les dit bien belles ! Quelle fichue idée d’aller s’enterrer dans les steppes, quand l’armée française est à Moscou ! Quelle chance elles ont manquée, celles-là ! Vos moujiks, je ne dis pas, mais vous autres, gens civilisés, vous devriez nous connaître mieux que ça. Nous avons pris Vienne, Berlin, Madrid, Naples, Rome, Varsovie, toutes les capitales du monde… On nous craint, mais on nous aime ! Nous sommes bons à connaître… Et, puis l’Empereur… » Mais Pierre l’interrompit en répétant :
« L’Empereur… d’un air triste et embarrassé. Est-ce que l’Empereur… ?
– L’Empereur, c’est la générosité, la clémence, la justice, le génie… voilà l’Empereur ! C’est moi, Ramballe, qui vous le dis. Tel que vous me voyez, j’étais son ennemi il y a encore huit ans. Mon père était comte et émigré… Mais il m’a vaincu cet homme, il m’a empoigné ! Je n’ai pas pu résister en voyant la grandeur et la gloire dont il couvrait la France. Quand j’ai compris ce qu’il voulait, quand j’ai vu qu’il nous faisait une litière de lauriers, voyez-vous, je me suis dit : voilà un Souverain, et je me suis donné à lui… Et voilà ! Oh oui, mon cher, c’est le plus grand homme des siècles passés et à venir !
– Est-il à Moscou ? demanda Pierre avec hésitation, du ton d’un coupable.
– Non, il fera son entrée demain, » répondit le Français en reprenant son récit {21} .
Leur entretien fut interrompu à ce moment par un bruit de voix à la porte cochère et par l’entrée de Morel, qui venait annoncer à son capitaine que les hussards wurtembergeois tenaient à mettre leurs chevaux dans la cour avec les siens. La cause de la dispute provenait de ce qu’on ne parvenait pas à s’entendre. Ramballe fit aussitôt venir le maréchal des logis, et lui demanda d’un ton sévère à quel régiment il appartenait et comment il osait s’emparer d’un logement déjà occupé. L’Allemand lui donna le nom de son régiment et celui de son colonel, et comme il comprenait fort peu le français et pas du tout la dernière question que Ramballe lui avait adressée, il se lança dans un discours allemand émaillé de mots d’un français problématique, destiné à expliquer qu’il était le fourrier du régiment, et que son chef lui avait ordonné de marquer leurs logements dans les maisons de cette rue. Pierre, qui savait l’allemand, leur servit à tous deux d’interprète : le Wurtembergeois se laissa persuader et emmena ses hommes.
Lorsque le capitaine, qui était sorti un moment pour donner un ordre, revint reprendre sa place, il trouva Pierre accoudé, la tête appuyée sur la main ; son visage exprimait la souffrance, et, quelque douloureuse et amère que fût pour lui la situation présente, il souffrait véritablement, non pas de ce que Moscou était pris et de ce que ses heureux vainqueurs s’y installaient comme, chez eux, en le couvrant même de leur protection, mais de la conscience de sa propre faiblesse. Quelques verres de bon vin, quelques paroles échangées avec ce bon garçon, avaient suffi pour chasser de son esprit l’humeur sombre et concentrée qui l’avait dominé si complètement ces jours derniers, et dont il avait besoin pour exécuter son projet. Le déguisement, le poignard étaient prêts. Napoléon faisait son entrée le lendemain ; l’assassinat du « brigand » était un acte aussi utile et aussi héroïque aujourd’hui qu’hier, mais Pierre ne se sentait plus capable de l’accomplir. Pourquoi ? Il n’aurait pu le dire, mais il sentait confusément que la force lui manquait, et que toutes ses rêveries de vengeance, de meurtre, de sacrifice personnel s’étaient évanouies en fumée au contact du premier venu. Le bavardage
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