La Guerre et la Paix - Tome III
du Français, qui l’avait amusé jusque-là, lui devint odieux. Sa démarche, ses gestes, sa moustache qu’il frisait, la chanson qu’il sifflotait entre ses dents, tout le froissait : « Je vais m’en aller, je ne lui parlerai plus, » se dit Pierre, et, tout en se disant cela, il restait immobile. Un étrange sentiment de faiblesse l’enchaînait à sa place : il voulait et ne pouvait se lever. Le capitaine, au contraire, rayonnait d’entrain : il se promenait de long en large dans la chambre, ses yeux brillaient, il souriait à quelque pensée drolatique.
« Charmant, dit-il, le colonel de ces Wurtembergeois ! un brave garçon s’il en fut, mais… c’est un Allemand. »
Il s’assit en face de Pierre.
« À propos, vous savez donc l’allemand, vous ? »
Pierre le regarda sans répondre.
« Les Allemands sont de fières bêtes, n’est-ce pas, monsieur Pierre ?… Encore une bouteille de ce bordeaux moscovite. Morel va nous en chauffer une petite bouteille. »
Morel plaça sur la table la bouteille demandée et des bougies, à la lueur desquelles le capitaine remarqua la figure décomposée de son compagnon. Poussé par une cordiale sympathie, il se rapprocha de Pierre.
« Eh bien, nous sommes triste ? dit-il en lui prenant la main. Vous aurais-je fait de la peine ? Avez-vous quelque chose contre moi ? »
Pierre lui répondit par un regard affectueux qui exprimait combien il était sensible à sa sympathie.
« Parole d’honneur, sans parler de ce que je vous dois, j’ai de l’amitié pour vous. En quoi puis-je vous être bon ? Disposez de moi… C’est à la vie, à la mort, lui dit-il en se frappant la poitrine.
– Merci, lui répondit Pierre.
– Eh bien, alors je bois à notre amitié, » s’écria le capitaine en versant deux verres de vin.
Pierre prit le sien et l’avala d’un trait. Ramballe suivit son exemple, lui serra encore une fois la main et s’accouda avec mélancolie.
« Oui, mon cher ami, commença-t-il, voilà les caprices de la fortune. Qui m’aurait dit que je serais soldat et capitaine de dragons au service de Bonaparte, comme nous l’appelions jadis… Et cependant me voilà à Moscou avec lui ! Il faut vous dire, mon cher, poursuivit-il de la voix triste et calme d’un homme qui se prépare à entamer un long récit, que notre nom est l’un des plus anciens de France… » Et le capitaine raconta à Pierre, avec un naïf laisser-aller frisant la jactance, l’histoire de ses ancêtres, les principaux événements de son enfance, de son adolescence et de son âge mûr, sans rien omettre de ses relations de famille et de parenté : « Mais tout cela, ce n’est que le petit côté de la vie : le fond, c’est l’amour… L’amour ! n’est-ce pas, monsieur Pierre ?… Allons, encore un verre ! » ajouta-t-il en s’animant.
Pierre avala le second verre et s’en versa un troisième.
« Oh ! les femmes, les femmes ! » ajouta le capitaine, dont les yeux devinrent langoureux au souvenir de ses aventures galantes ; à l’entendre, il en avait eu beaucoup, et son air conquérant, sa jolie figure et l’exaltation avec laquelle il parlait du beau sexe, pouvaient faire croire à sa véracité. Bien que ses confidences eussent ce caractère licencieux qui, aux yeux des Français, constitue toute la poésie de l’amour, il s’y livrait avec une conviction si réelle, et prêtait tant de séduction aux femmes, qu’il semblait avoir été le seul à en subir l’attrait.
Pierre l’écoutait avec curiosité. Il était évident que l’amour, tel que le Français le comprenait, n’était pas l’amour sensuel que Pierre avait éprouvé jadis pour sa femme, ni le sentiment romanesque qu’il nourrissait pour Natacha. (Deux sortes d’amour également méprisées par Ramballe : « L’un, disait-il, est bon pour les charretiers, et l’autre pour les imbéciles ».) Le plus grand charme de l’amour pour lui consistait en combinaisons étranges et en situations hors nature.
Le capitaine raconta ainsi le dramatique épisode de la double passion qu’il avait éprouvée pour une séduisante marquise de trente-cinq ans, et pour son innocente enfant de dix-sept. Elles avaient lutté de générosité, et cette lutte avait fini par le sacrifice de la mère, qui avait offert sa fille comme femme à son amant. Ce souvenir, quoique bien lointain, remuait encore le capitaine. Un second épisode fut celui d’un mari jouant le rôle
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