La Guerre et la Paix - Tome III
Évangile qu’il réclamait avec tant d’insistance. Les douleurs du pansement, et les mouvements qu’il fut obligé de faire en changeant de position, provoquèrent un nouvel évanouissement, et il ne reprit connaissance que vers le milieu de la nuit. Tous dormaient autour de lui. Il entendait le cri-cri du grillon de l’isba voisine ; une voix avinée chantait dans la rue ; les blattes couraient en bruissant sur la table, sur les images, sur les cloisons, et une grosse mouche se heurtait en bourdonnant à la chandelle qui coulait.
L’homme en bonne santé a la faculté de réfléchir, de sentir, se souvenir de mille choses à la fois, comme de choisir certaines pensées et certains faits, sur lesquels il fixe de préférence son attention. Il sait, au besoin, s’arracher à une occupation profonde, pour accueillir poliment celui qui l’aborde, et reprendre ensuite le cours de ses réflexions ; mais l’âme du prince André n’était pas dans cet état normal. Bien que ses forces morales fussent devenues plus actives et plus pénétrantes que par le passé, elles agissaient cependant sans la participation de sa volonté. Les idées et les visions les plus diverses envahissaient tour à tour son esprit : pendant quelques minutes sa pensée travaillait avec une précision et une profondeur qu’elle n’aurait jamais eues s’il avait été valide, et tout à coup des images fantastiques et imprévues brisaient impitoyablement le tissu de ce travail, que sa faiblesse l’empêchait de rendre.
« Oui, un bonheur nouveau s’est révélé à moi, pensait-il plongeant son regard brillant de fièvre dans la pénombre de la tranquille isba, un bonheur que rien ne saurait désormais m’enlever, un bonheur indépendant de toute influence matérielle : celui de l’âme seule, celui de l’amour ! Chacun peut comprendre, mais Dieu seul a le pouvoir de le donner aux hommes. D’où vient qu’il a fait cette loi d’amour ? Pourquoi son fils… » Soudain le fil de ses idées se rompit, et (était-ce délire ou réalité ?) il crut entendre une voix qui chantonnait sans trêve à son oreille.
À ce chuchotement confus, il sentait jaillir de son visage comme un édifice de fines aiguilles et de légers copeaux, et il essayait, en conservant avec soin son équilibre, d’arrêter la chute de cette construction aérienne, qui disparaissait de temps à autre pour s’élever de nouveau au rythme, cadencé de cet indéfinissable murmure. « Elle s’élève, je la vois ! » se disait-il, et, sans la quitter des yeux, il apercevait, par échappée, la flamme rouge de la chandelle à demi consumée et il entendait le bruit des blattes qui couraient sur le plancher, et le bourdonnement de la grosse mouche qui se jetait sur son oreiller. Chaque fois que la mouche touchait son visage, elle le brûlait comme un fer rouge, et il se demandait avec surprise comment, en le heurtant de son aile, elle ne faisait pas écrouler l’étrange édifice d’aiguilles et de copeaux qui se jouait sur sa figure !… Et là-bas, près de la porte quelle était cette forme menaçante, ce sphinx immobile qui lui aussi, l’étouffait ?… « N’est-ce pas plutôt un morceau de linge blanc qu’on a laissé sur la table ? Mais pourquoi alors tout s’étend-il et tout remue-t-il autour de moi ? Pourquoi toujours cette même voix qui chante en mesure ? » reprenait avec angoisse le malheureux blessé…, et tout à coup ses pensées et ses sensations lui revenaient plus nettes et plus puissantes que jamais.
« Oui, oui, l’amour !… Non l’amour égoïste, mais l’amour tel que je l’ai éprouvé pour la première fois de ma vie, lorsque j’ai aperçu à mes côtés mon ennemi mourant, et que je l’ai aimé quand même !… C’est l’essence même de l’âme, qui ne s’en tient pas à un seul objet d’affection, c’est ce que je ressens aujourd’hui !… Aimer son prochain, aimer ses ennemis, aimer tous et chacun, c’est aimer Dieu dans toutes ses manifestations !… Aimer un être qui nous est cher, c’est de l’amour humain, mais aimer son ennemi, c’est presque de l’amour divin !… C’était là la cause de ma joie, lorsque j’ai découvert que j’aimais cet homme… Mais où est-il ? Vit-il encore ! L’amour humain dégénère en haine, mais l’amour divin est éternel !… Combien de gens n’ai-je pas haï dans ma vie ? N’est-ce pas elle que j’ai le plus aimée et le plus
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