La Guerre et la Paix - Tome III
sa route sans regarder devant lui, et il arriva ainsi tout droit à la Povarskaïa. Plus il avançait, plus la fumée devenait épaisse ; il commençait à sentir la chaleur de l’incendie, dont les langues de feu s’élançaient au-dessus des maisons voisines. Les rues se remplissaient d’une foule agitée. Pierre commençait à comprendre qu’il se passait autour de lui quelque chose d’extraordinaire, mais il ne se rendait pas compte encore du véritable état des choses. Tout en suivant un chemin battu à travers une grande place déserte, qui touchait d’un côté à la Povarskaïa et longeait de l’autre les jardins d’un riche propriétaire, il entendit tout à coup à ses côtés le cri désespéré d’une femme ; il s’arrêta, comme s’il sortait d’un songe, et leva la tête.
À quelques pas de lui, tout le mobilier d’une maison, des édredons, des samovars, des caisses de toutes sortes s’entassaient en désordre sur l’herbe desséchée et poudreuse ; accroupie à côté des caisses, une jeune femme maigre, avec de longues dents proéminentes, enveloppée d’un manteau noir, et la tête couverte d’un mauvais bonnet, se lamentait en pleurant à chaudes larmes. Deux petites filles de dix à douze ans, pâles et terrifiées comme elle, vêtues de misérables jupons et de manteaux à l’avenant, regardaient leur mère avec stupeur, tandis qu’un petit garçon de sept ans, coiffé d’une casquette beaucoup trop grande pour lui, pleurait dans les bras de sa vieille bonne. Une fille de service apparemment, nu-pieds et malpropre, assise sur une des caisses, avait défait sa tresse d’un blond sale, et en arrachait par poignées les cheveux roussis. Un homme aux larges épaules, avec des favoris arrondis, des mèches de cheveux soigneusement lissés sur les tempes et en petit uniforme de fonctionnaire civil, s’occupait d’un air impassible à chercher des vêtements au milieu de tout ce fouillis. En le voyant passer près d’elle, la femme se précipita aux genoux de Pierre.
« Oh ! mon père ! Oh ! fidèle chrétien orthodoxe, sauvez-moi, aidez-moi ! disait-elle à travers ses sanglots… Ma fille, ma dernière petite fille, a été brûlée !… Oh ! mon Dieu ! est-ce pour cela que je t’ai chérie, que je t’ai…
– Assez, assez Marie Nicolaïevna, lui dit son mari d’un ton calme ; il semblait tenir à se justifier devant l’étranger. Notre sœur l’aura sans doute emportée, c’est sûr.
– Monstre ! cœur de pierre ! s’écria la femme avec colère en cessant de pleurer. Tu n’as même pas un cœur pour ton enfant ! Un autre l’aurait retirée des flammes… Ce n’est pas un homme, ce n’est pas un père !… De grâce, continuait-elle en se tournant vers Pierre, écoutez-moi ; le feu a passé chez nous de la maison voisine ; cette fille que voilà s’est écriée : ça brûle !… On a couru pour emporter tout ce qu’on pouvait, on est parti avec ce qu’on avait sur le dos, il n’y a que ce que vous voyez de sauvé… cette image et notre lit de noce, tout le reste a péri !… Tout à coup je m’aperçois que Katia n’est plus là !… Oh ! mon enfant, mon enfant qui a été brûlée !
– Mais où donc est-elle restée ? demanda Pierre, et l’expression sympathique de sa figure fit comprendre à la femme qu’elle avait trouvé en lui aide et secours.
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! reprit la mère, sois mon bienfaiteur… Aniska, va, petite misérable, montre-lui le chemin, dit-elle en ouvrant sa grande bouche et en montrant ses longues dents.
– Viens, viens, je ferai mon possible, » dit Pierre en se hâtant.
La petite domestique sortit de derrière la caisse, arrangea ses cheveux, soupira et prit par le sentier. Pierre, tout prêt à l’action, se sentit réveillé comme après une longue léthargie ; il releva la tête, ses yeux brillaient et il suivit à grands pas la jeune fille, qui le conduisit à la Povarskaïa. Les maisons se dérobaient derrière un nuage de fumée noire que perçaient de temps en temps des gerbes de feu. Une foule énorme, se pressait autour de l’incendie. Un général français se tenait au milieu de la rue et parlait à ceux qui l’entouraient. Pierre, guidé par la petite domestique, s’en approcha, mais les soldats l’arrêtèrent.
« On ne passe pas !
– Ici, ici, petit oncle, s’écria la fillette ; nous traverserons la ruelle, venez ! »
Pierre se retourna en faisant
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