La Guerre et la Paix - Tome III
confusément qu’il avait commis la veille un acte honteux. Cet acte honteux était son épanchement avec le capitaine Ramballe. La pendule marquait onze heures, le temps était sombre au dehors ; il se leva, se frotta les yeux, et, apercevant le pistolet que Ghérassime avait remis sur le bureau, il se rappela enfin où il se trouvait et ce qui devait avoir lieu ce jour-là : « Ne suis-je pas en retard ? pensa-t-il Non, car « il » ne fera probablement son entrée qu’à midi. Pierre ne se donnait même plus le loisir de penser à ce qu’il avait à faire, il se dépêchait d’agir. Il donna un léger coup de main à ses vêtements, saisit le pistolet, et il se disposait à sortir, lorsque pour la première fois il se demanda comment il cacherait l’arme. Il ne pouvait la mettre dans sa ceinture, ni la tenir sous le bras, ni la déguiser dans les plis de son large caftan, enfin il avait oublié de la charger. « Dans ce cas un poignard fera mieux l’affaire, » se dit-il, bien qu’il eût plus d’une fois blâmé l’étudiant allemand qui, en 1809, avait tenté de poignarder Napoléon ; alors il prit le poignard qu’il avait acheté en même temps que le pistolet, quoiqu’il fût tout ébréché, et le glissa sous son gilet. On aurait dit qu’il avait hâte, non d’exécuter son projet, mais de se prouver à lui-même qu’il n’y avait pas renoncé. Serrant ensuite sa ceinture autour lui, enfonçant son bonnet sur ses yeux, il traversa le corridor en s’efforçant de ne pas faire de bruit, et descendit dans la rue, sans avoir rencontré le capitaine.
L’incendie, qui la veille l’avait laissé si indifférent, s’était rapidement étendu pendant la nuit. Moscou brûlait sur plusieurs points à la fois. Le Gostinnoï-Dvor, la Povarskaïa, les barques sur la rivière, les chantiers de bois du pont de Dorogomilow, étaient en flammes. Pierre se dirigeait par l’Arbatskaïa vers l’église de Saint-Nicolas : c’était l’endroit où depuis longtemps il s’était promis d’accomplir le grand acte qu’il préméditait. La plupart des maisons avaient leurs fenêtres et leurs portes fermées et clouées. Les rues et les ruelles étaient désertes. L’air était imprégné d’une odeur de brûlé et de fumée. De temps en temps on rencontrait quelques Russes inquiets et effarés et des Français, à tournure soldatesque, qui marchaient au milieu de la chaussée. Les uns et les autres regardaient Pierre avec curiosité : sa carrure et sa haute taille, l’expression souffrante et concentrée de sa figure, les intriguaient, et les Russes eux-mêmes l’examinaient attentivement, sans parvenir à comprendre à quelle classe de la société il appartenait. Les Français, habitués à être un objet d’étonnement ou de frayeur pour les indigènes, le suivaient gaiement avec des yeux surpris, car il ne faisait aucune attention à eux. Devant la porte cochère d’une grande maison, trois de ces derniers, qui s’ingéniaient à s’expliquer avec des Russes sans parvenir à se faire comprendre, l’arrêtèrent pour lui demander s’il parlait Français. Il secoua négativement la tête et poursuivit son chemin. Plus loin, une sentinelle, qui veillait sur un caisson, l’interpella, et ce fut seulement à un second : « Au large ! » crié d’une voix menaçante et au bruit du fusil que le soldat armait, que Pierre comprit la nécessité de passer de l’autre côté de la rue. Tout entier à son sinistre projet, et à la crainte de le perdre de vue, comme il avait fait la nuit précédente, il ne voyait ni ne comprenait rien. Mais cette sombre détermination n’était pas destinée à aboutir ; alors même qu’il n’en aurait pas été empêché en chemin, l’exécution de son plan était devenue impossible, par la raison toute simple que Napoléon était déjà depuis quelques heures dans le palais impérial du Kremlin. À ce même moment, assis dans le cabinet du Tsar, et de fort méchante humeur, il donnait des ordres et prenait des mesures pour arrêter l’incendie, le pillage, et rassurer les habitants. Pierre ignorait ce fait : absorbé par son idée fixe, et préoccupé, comme tous les entêtés qui entreprennent une chose impossible, il se tourmentait, non des difficultés d’exécution, mais de la défaillance qui, en s’emparant de lui au moment décisif, paralyserait son action et lui enlèverait toute estime de lui-même. Il continuait néanmoins d’instinct
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