La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
avait loué un bateau et pêchait dans le fleuve par
permission de la commune. Mais il avait payé cinquante florins à la
corporation des poissonniers.
Il vendit et mangea son poisson, et gagna à ce métier meilleure
bedaine et un petit sac de carolus.
Voyant son ami et compagnon cheminant sur les bords de la Meuse
pour entrer en la ville, il fut joyeux, poussa son batelet contre
la rive, et gravissant la berge, non sans souffler, il vint à
Ulenspiegel. Bégayant d’aise :
– Te voilà donc, dit-il, mon fils, fils en Dieu, car mon arche
pansale pourrait en porter deux comme toi. Où vas-tu ? Que
veux-tu ? Tu n’es pas mort sans doute ? As-tu vu ma
femme ? Tu mangeras du poisson de Meuse, le meilleur qui soit
en ce bas monde ; ils font en ce pays des sauces à se manger
les doigts jusques à l’épaule. Tu es fier et superbe, ayant sur les
joues le hâle des batailles. Le voilà donc, mon fils, mon ami
Ulenspiegel, le gai vagabond.
Puis parlant bas :
– Combien as-tu tué d’Espagnols ? Tu n’as pas vu ma femme
dans leurs chariots pleins de bagasses ? Et le vin de Meuse si
délicieux aux gens constipés, tu en boiras. Es-tu blessé, mon
fils ? Tu restes donc ici, frais, dispos, alerte comme jeune
aigle. Et les anguilles, tu en goûteras. Nul goût de marécage.
Baise-moi, mon bedon. Noël à Dieu, que je suis aise !
Et Lamme dansait, sautait, soufflait et forçait à la danse
Ulenspiegel.
Puis ils cheminèrent vers Namur. À la porte de la ville,
Ulenspiegel montra sa passe signée du duc. Et Lamme le conduisit
dans sa maison.
Tandis qu’il préparait le repas, il lui fit raconter ses
aventures et lui narra les siennes, ayant, disait-il, quitté
l’armée pour suivre une fille qu’il pensait être sa femme. Dans
cette poursuite, il était venu jusqu’à Namur. Et sans cesse il
disait :
– Ne l’as-tu point vue ?
– J’en vis d’autres très belles, répondit Ulenspiegel, et
notamment en cette ville, où toutes sont amoureuses.
– De fait, dit Lamme, l’on me voulut avoir cent fois, mais je
restai fidèle, car mon cœur dolent est gros d’un seul souvenir.
– Comme ta bedaine de nombreuses platelées, répondit
Ulenspiegel.
Lamme répondit :
– Quand je suis affligé, il faut que je mange.
– Ton chagrin est sans trêve ? demanda Ulenspiegel.
– Las oui ! dit Lamme.
Et tirant une truite d’une cuvelle :
– Vois, dit-il, comme elle est belle et ferme. Cette chair est
rose comme celle de ma femme. Demain nous quitterons Namur, j’ai un
plein sachet de florins, nous achèterons chacun un âne et nous nous
en irons ainsi chevauchant vers le pays de Flandre.
– Tu y perdras gros, dit Ulenspiegel.
– Mon cœur tire à Damme, qui fut le lieu ou elle m’aima
bien ; peut-être y est-elle retournée.
– Nous partirons demain, dit Ulenspiegel, puisqu’ainsi tu le
veux. Et de fait ils partirent montés chacun sur un âne et
califourchonnant côte à côte.
XVIII
Un aigre vent soufflait. Le soleil, clair comme jeunesse le
matin, grisonna comme homme vieux. Une pluie grêleuse tomba.
La pluie ayant cessé, Ulenspiegel se secoua, disant :
– Le ciel qui boit tant de vapeurs doit se soulager
quelquefois.
Une autre pluie, plus grêleuse que la première, s’abattit sur
les deux compagnons. Lamme geignait :
– Nous étions bien lavés, faut-il qu’on nous rince
maintenant !
Le soleil reparut, et ils califourchonnèrent allègres.
Une troisième pluie tomba, si grêleuse et meurtrière qu’elle
hachait menu, comme d’un tas de couteaux, les branches sèches des
arbres.
Lamme disait :
– Ho ! un toit ! Ma pauvre femme ! Où êtes-vous,
bon feu, doux baisers et soupes grasses ?
Et il pleurait, le gros homme.
Mais Ulenspiegel :
– Nous nous lamentons, dit-il, n’est-ce pas de nous-même,
toutefois, que nous viennent nos maux ? Il pleut sur nos
épaules, mais cette pluie de décembre fera trèfles de mai. Et les
vaches meugleront d’aise. Nous sommes sans abri, mais que ne nous
mariions-nous ? Je veux dire moi, avec la petite Nele, si
belle et si bonne, qui me ferait maintenant une bonne étuvée de
bœuf aux fèves. Nous avons soif malgré l’eau qui tombe, que ne nous
fîmes-nous ouvriers constants en un seul état ? Ceux qui sont
reçus maîtres ont dans leurs caves de pleins tonneaux de
bruinbier
.
Les cendres de Claes battirent sur son cœur, le ciel se fit
clair, le soleil y brilla, et Ulenspiegel dit :
– Monsieur du
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