La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
Réveille-toi,
Flamand ; saisis la hache sans merci : là sont nos
joies ; frappe l’Espagnol ennemi et romain partout où tu le
trouveras. Laisse là tes mangeailles. Ils ont emmené des victimes
mortes ou vivantes vers leur fleuve et par pleines charretées, les
ont jetées à l’eau. Mortes ou vivantes, entends-tu. Lamme ? La
Seine fut rouge pendant neuf jours, et les corbeaux par nuées
s’abattirent sur la ville. À la Charité, à Rouen, Toulouse, Lyon,
Bordeaux, Bourges, Meaux, le massacre fut horrible. Vois-tu les
bandes de chiens repus se couchant près des cadavres ! Leurs
dents sont fatiguées. Le vol des corbeaux est lourd tant ils ont
l’estomac chargé de la chair des victimes. Entends-tu, Lamme, la
voix des âmes criant vengeance et pitié ? Réveille-toi,
Flamand. Tu parles de ta femme. Je ne la crois point infidèle, mais
affolée, et elle t’aime encore, pauvre ami : elle n’était
point au milieu de ces dames de la cour qui, la nuit même du
massacre, dépouillèrent de leurs mains fines les cadavres pour y
voir la grandeur ou la petitesse de leur charnelle virilité. Et
elles riaient, ces dames grandes en paillardise. Réjouis-toi, mon
fils, nonobstant ton poisson et ta petite bière. Si l’arrière-goût
du hareng est fade, plus fade est l’odeur de cette vilenie. Ceux
qui ont tué font des repas, et, les mains mal lavées, découpent les
oies grasses pour offrir aux gentes damoiselles de Paris les ailes,
les pattes ou le croupion. Elles ont tâté d’autre viande tantôt,
viande froide.
– Je ne me plaindrai plus, mon fils, dit Lamme se levant :
le hareng est ortolan, malvoisie est la petite bière pour les cœurs
libres.
Et Ulenspiegel dit :
Vive le Gueux ! Ne pleurons point, frères.
Dans les ruines et le sang
Fleurit la rose de liberté.
Si avec nous est Dieu, qui sera contre ?
Quand l’hyène triomphe,
Vient le tour du lion.
D’un coup de patte il la jette sur le sol, éventrée,
Oeil pour œil, dent pour dent. Vive le Gueux !
Et les Gueux sur les navires chantaient :
Le duc nous garde même sort.
Oeil pour œil, dent pour dent,
Blessure pour blessure. Vive le Gueux !
XI
Par une nuit noire, l’orage grondant ès profondeurs des nues,
Ulenspiegel était sur le pont du navire avec Nele, et il
dit :
– Tous nos feux son éteints. Nous sommes des renards guettant,
la nuit, au passage la volaille espagnole, c’est-à-dire leurs
vingt-deux assabres, riches navires où brillent les lanternes, qui
sont pour eux les étoiles de la male heure. Et nous leur courrons
sus.
Nele dit :
– Cette nuit est une nuit de sorciers. Ce ciel est noir comme
bouche d’enfer, ces éclairs brillent comme le sourire de Satan,
l’orage lointain gronde sourd, les mouettes passent en jetant de
grands cris, la mer roule comme des couleuvres d’argent ses vagues
phosphorescentes. Thyl, mon aimé, viens dans le monde des esprits.
Prends la poudre de vision…
– Verrai-je les Sept, ma mignonne ?
Et ils prirent la poudre de vision.
Et Nele ferma les yeux d’Ulenspiegel, et Ulenspiegel ferma les
yeux de Nele. Et ils virent un cruel spectacle.
Ciel, terre, mer étaient pleins d’hommes, de femmes, d’enfants
travaillant, voguant, cheminant ou rêvant. La mer les balançait, la
terre les portait. Et ils grouillaient comme anguilles en un
panier.
Sept hommes et femmes étaient au milieu du ciel, assis sur des
trônes et le front ceint d’une étoile brillante, mais ils étaient
si vagues que Nele et Ulenspiegel ne voyaient distinctement que
leurs étoiles.
La mer monta jusqu’au ciel, roulant dans son écume l’innombrable
multitude des navires dont les mâts et cordages se heurtaient,
s’entrecroisaient, se brisaient, s’écrasaient, suivant les
mouvements tempétueux des vagues. Puis un navire parut au milieu de
tous les autres. Sa carène était de fer flamboyant. Sa quille était
d’acier taillé comme un couteau. L’eau cria, gémissant quand il
passa. La Mort était sur l’arrière du navire, assise ricanante,
tenant d’une main sa faux, et de l’autre un fouet avec lequel elle
frappait sur sept personnages. L’un était un homme dolent, maigre,
hautain, silencieux. Il tenait d’une main un sceptre et de l’autre
une épée. Près de lui, montée sur une chèvre, se tenait une fille
rougeaude, les seins nus, la robe ouverte et l’œil émerillonné.
Elle s’étendait lascive à côté d’un vieux juif ramassant des clous
et d’un gros homme
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