La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
cavaliers.
Quelques affidés tenaient une porte ouverte et un pont baissé, afin
qu’il eût la ville. Mais les bourgeois s’emparent de la porte et du
pont. Où sont les soudards du comte Louis ? Les bourgeois vont
lever le pont. Le comte Louis sonne du cor.
Et Ulenspiegel chanta :
Où sont tes piétons ou tes cavaliers ?
Ils sont au bois égarés, foulant tout :
Ramilles sèches muguets en fleur
Monsieur, du Soleil fait reluire
Leurs faces rouges et guerrières,
Les croupes luisantes de leurs coursiers ;
Le comte Ludwig sonne du cor :
Ils l’entendent.
Doucement battez le tambour.
Au grand trotton, bride avalée !
Course d’éclair, course de nue ;
Trombe de fer cliquetant ;
Ils volent, les lourds cavaliers !
En hâte ! en hâte ! à la rescousse !
Le pont se lève. De l’éperon
Au flanc saignant des destriers !
Le pont se lève : ville perdue !
Ils sont devant. Est-ce trop tard ?
Ventre à terre ! bride avalée !
Guitoy de Chaumont, sur son genêt,
Saute sur le pont qui retombe.
Ville gagnée ! Entendez-vous
Sur le pavé de Mons
Course d’éclair, course de nue,
Trombe de fer cliquetant ?
Vive Chaumont et le genêt !
Sonnez le clairon de joie, battez le tambour.
C’est le mois du foin, les prés embaument ;
L’alouette monte, chantant dans le ciel.
Vive l’oiseau libre !
Battez le tambour de gloire.
Vive Chaumont et le genêt !
Or ça, à boire çà.
Ville gagnée !…
Vive le Gueux !
Et les Gueux chantaient sur les navires : « Christ,
regarde tes soldats. Fourbis nos armes, Seigneur. Vive le
Gueux ! »
Et Nele souriante faisait glapir le fifre, et Lamme battait le
tambour, et en haut, vers le ciel, temple de Dieu, s’élevaient les
coupes d’or et les hymnes de liberté. Et les vagues, comme des
sirènes, claires et fraîches autour du navire, susurraient
harmonieuses.
X
Un jour, au mois d’août, jour pesant et chaud, Lamme brassait
mélancolie. Son tambour joyeux se taisait et dormait, passant ses
baguettes à l’ouverture de sa gibecière. Ulenspiegel et Nele,
souriant d’aise amoureuse, se chauffaient au soleil ; les
vigies, placées dans les hunes, sifflaient ou chantaient, cherchant
des yeux sur la grande mer s’ils ne voyaient point à l’horizon
quelque proie. Très-Long les interrogeant, ils disaient
toujours : «
Niets
, rien. »
Et Lamme, blême et affaissé, soupirait piteusement. Et Nele lui
dit :
– D’où vient, Lamme, que tu es si dolent ?
Et Ulenspiegel lui dit :
– Tu maigris, mon fils.
– Oui, dit Lamme, je suis dolent et maigre. Mon cœur perd sa
gaieté et ma bonne trogne sa fraîcheur. Oui, riez de moi, vous
autres qui vous êtes retrouvés à travers mille dangers.
Gaussez-vous du pauvre Lamme, qui vit comme un veuf, étant marié,
tandis que celle-ci, dit-il montrant Nele, dut arracher son homme
aux baisers de la corde, qui sera son amoureuse dernière. Elle fit
bien, Dieu soit béni ; mais qu’elle ne rie point de moi. Oui,
tu ne dois point rire du pauvre Lamme, Nele, m’amie. Ma femme rit
pour dix. Las ! vous autres femelles êtes cruelles aux
douleurs d’autrui. Oui, j’ai le cœur dolent ; frappé du glaive
d’abandon ; et rien ne le réconfortera, sinon elle.
– Ou quelque fricassée, dit Ulenspiegel.
– Oui, dit Lamme, ou est la viande en ce triste navire ?
Sur les vaisseaux du roi, ils en ont quatre fois par semaine, s’il
n’y a jeûne, et trois fois du poisson. Quant aux poissons, Dieu me
damne si cette filasse – je veux dire leur chair – ne fait autre
chose que de m’allumer sans fruit le sang, mon pauvre sang qui s’en
ira en eau prochainement. Ils ont bière, fromage, potage et bonne
boisson. Oui ! ils ont tout à leurs aises stomacales :
biscuit, pain de seigle, bière, beurre, viande fumée ; oui,
tout, poisson sec, fromage, semence de moutarde, sel, fèves, pois,
gruau, vinaigre, huile, suif, bois et charbon. Nous, l’on vient de
nous défendre de prendre le bétail de qui que ce soit, bourgeois,
abbé ou gentilhomme. Nous mangeons du hareng et buvons de la petite
bière. Las ! je n’ai plus rien : ni amour de la femme, ni
bon vin, ni
dobbel-bruinbier
, ni bonne nourriture. Où sont
ici nos joies ?
– Je te le vais dire, Lamme, répondit Ulenspiegel. Oeil pour
œil, dent pour dent : à Paris, la nuit de la Saint-Barthélemy,
ils ont tué dix mille cœurs libres dans la seule ville de
Paris ; le roi lui-même a tiré sur son peuple.
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