La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
le voir.
– Bois, dit-elle, et ne parle point si haut.
– On dit aussi, poursuivit Ulenspiegel, qu’il jura comme un
soudard :
Al dispeito di Dio, potta di Dio
, un jour
qu’il ne trouva point, à souper, un paon froid qu’il s’était fait
garder, disant : « Moi, Vicaire-Dieu, je puis bien jurer
pour un paon, puisque mon maître s’est fâché pour une
pomme ! » Tu vois, mignonne que je connais le Pape et
sais qui il est.
– Las ! dit-elle, mais n’en parle point à d’autres. Tu ne
le verras point toutefois.
– Je lui parlerai, dit Ulenspiegel.
– Si tu le fais, je te donne cent florins.
– Je les ai gagnés, dit Ulenspiegel.
Le lendemain, quoiqu’il eût les jambes fatiguées, il courut la
ville et sut que le Pape dirait la messe, ce jour-là, à
Saint-Jean-de-Latran. Ulenspiegel y alla et se plaça aussi près et
en vue du Pape qu’il le put, et chaque fois que le Pape élevait le
calice ou l’hostie, Ulenspiegel tournait le dos à l’autel.
Il y avait près du Pape un cardinal desservant brun de face
malicieux et replet, qui portant un singe sur son épaule, donnait
le sacrement au peuple avec force gestes paillards. Il fit
remarquer le fait d’Ulenspiegel au Pape, qui, dès la messe finie,
envoya quatre fameux soudards, tels qu’on les connaît en ces pays
guerriers, s’emparer du pèlerin.
– Quelle est ta foi ? lui demanda le Pape.
– Très Saint Père, répondit Ulenspiegel, j’ai la même foi que
celle de mon hôtesse.
Le Pape fit venir la commère.
– Que crois-tu ? lui dit-il.
– Ce que croit Votre Sainteté, répondit-elle.
– Et moi pareillement, dit Ulenspiegel.
Le Pape lui demanda pourquoi il avait tourné le dos au
Saint-Sacrement.
– Je me sentais indigne de le regarder en face, répondit
Ulenspiegel.
– Tu es pèlerin ? lui dit le Pape.
– Oui, dit-il, et je viens de Flandre demander la rémission de
mes péchés.
Le Pape le bénit, et Ulenspiegel s’en fut avec l’hôtesse, qui
lui compta cent florins. Ainsi lesté, il quitta Rome pour s’en
retourner au pays de Flandre.
Mais il dut payer sept ducats son pardon écrit sur
parchemin.
LIV
En ce temps-la, deux frères prémontrés vinrent à Damme vendre
des indulgences. Ils étaient vêtus, par-dessus leur accoutrement
monacal, d’une belle chemise garnie de dentelles.
Se tenant à la porte de l’église quand le temps était clair, et
sous le porche quand le temps était pluvieux, ils affichèrent leur
tarif, dans lequel ils donnaient pour six liards, pour un patard,
une demi-livre parisis, pour sept, pour douze florins carolus,
cent, deux cents, trois cents, quatre cents ans d’indulgences, et,
suivant les prix, indulgence demi-plénière ou plénière tout à fait
et le pardon des crimes les plus énormes, voire celui de désirer
violer madame la Vierge. Mais celui-là coûtait dix-sept
florins.
Ils délivraient aux chalands qui les payaient de petits morceaux
de parchemin où était écrit le chiffre des années d’indulgences.
Au-dessous, se lisait cette inscription :
Qui ne veut être
Etuvée, rôt ou fricassée
En purgatoire pour mille ans,
En enfer brûlant toujours,
Qu’il achète les indulgences,
Grâces et miséricordes,
Pour un peu d’argent,
Dieu le lui rendra.
Et il leur venait des acheteurs de dix lieues à la ronde.
L’un des bons frères prêchait souvent au peuple ; il avait
la trogne fleurie et portait ses trois mentons et sa bedaine sans
embarras.
« Malheureux ! disait-il, fixant les yeux sur l’un ou
l’autre de ses auditeurs ; malheureux ! te voici en
enfer ! Le feu te brûle cruellement : on te fait bouillir
dans le chaudron plein d’huile où l’on prépare les
olie-koekjes
d’Astarté ; tu n’es qu’un boudin sur la
poêle de Lucifer, un gigot sur celle de Guilguiroth, le grand
diable, car on te coupe en morceaux préalablement. Vois ce grand
pécheur, qui méprisa les indulgences ; vois ce plat de
fricadelles : c’est lui, c’est lui, son corps impie, son corps
damné ainsi réduit. Et quelle sauce ! souffre, poix et
goudron ! Et tout ces pauvres pécheurs sont ainsi mangés pour
renaître continuellement à la douleur. Et c’est là que sont
vraiment les larmes et les grincements de dents. Ayez pitié, Dieu
de miséricorde ! Oui, te voici en enfer, pauvre damné,
souffrant tout ces maux. Que l’on donne pour toi un denier, tu
ressens tout soudain du soulagement à la main droite ; que
l’on en donne encore
Weitere Kostenlose Bücher