La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
un demi, et voilà tes deux mains hors du feu.
Mais le reste du corps ? Un florin, et voici que tombe la
rosée de l’indulgence. Ô fraîcheur délicieuse ! Et pendant dix
jours, cent jours, mille ans, suivant que l’on paye ; plus de
rôt, d’
olie-koekje
, ni de fricassée ! Et si ce n’est
pour toi, pécheur, n’y a-t-il point là, dans les secrètes
profondeurs du feu, de pauvres âmes, tes parentes, une épouse
aimée, quelque mignonne fillette avec laquelle tu péchas
volontiers ? »
Et, ce disant, le moine donnait un coup de coude au frère qui se
trouvait à côté de lui, avec un bassin en argent. Et le frère,
baissant les yeux à ce signe, agitait son bassin onctueusement pour
appeler la monnaie.
« N’as-tu pas, poursuivait le moine, n’as-tu pas dans cet
horrible feu un fils, une fille, quelque enfantelet aimé ? Ils
crient, ils pleurent, ils t’appellent. Pourras-tu rester sourd à
ces voix lamentables ? Tu ne le saurais ; ton cœur de
glace va se fondre, mais c’est un carolus que cela te coûtera. Et
regarde : au son de ce carolus sur ce vil métal… (Le moine
compagnon secoua encore son bassin), un vide se fait dans le feu,
et la pauvre âme monte jusqu’à la bouche de quelque volcan. La
voici dans l’air frais dans l’air libre ! Où sont les douleurs
du feu ? La mer est proche, elle s’y plonge, elle nage sur le
dos, sur le ventre, sur les vagues et au-dessous d’elles. Ecoute
comme elle crie de joie, vois comme elle se roule dans l’eau !
Les anges la regardent et sont heureux. Ils l’attendent, mais elle
n’en a pas assez encore, elle voudrait devenir poisson. Elle ne
sait pas qu’il y a là-haut des bains suaves, pleins de parfums, où
roulent de grands morceaux de sucre candi blanc et frais comme
glace. Paraît un requin : elle ne le redoute point. Elle monte
sur son dos, mais il ne la sent pas ; elle veut aller avec lui
dans les profondeurs de la mer. Elle y va saluer les anges des
eaux, qui mangent de la
waterzoey
dans des chaudrons de
corail et des huîtres fraîches sur des assiettes de nacre. Et comme
elle est bien reçue, fêtée, choyée, les anges l’appellent toujours
d’en haut. Enfin bien rafraîchie, heureuse, la vois-tu s’élever et
chanter comme une alouette jusqu’au plus haut ciel où Dieu trône en
sa gloire ? Elle y trouve tous ses terrestres parents et amis,
sauf ceux qui, ayant médit des indulgences et de notre mère Sainte
Eglise, brûlent au parfond des enfers. Et ainsi toujours, toujours,
toujours, jusque dans les siècles des siècles, dans la
toute-cuisante éternité. Mais l’autre âme, elle, est près de Dieu,
se rafraîchissant dans les bains suaves et croquant le sucre candi.
Achetez des indulgences, mes frères : on en donne pour des
crusats, pour des florins d’or, pour des souverains
d’Angleterre ! La monnae de billon n’est point rejetée.
Achetez ! achetez ! c’est la sainte boutique : il y
en a pour les pauvres et pour les riches, mais par grand malheur,
on ne peut faire crédit, mes frères, car acheter et ne pas payer
comptant est un crime aux yeux du Seigneur. »
Le frère qui ne prêchait point agitait son plateau. Les florins,
crusats, ducatons, patards, sols et deniers y tombaient dru comme
grêle.
Claes, se voyant riche, paya un florin pour dix mille ans
d’indulgences. Les moines lui baillèrent en échange un morceau de
parchemin.
Bientôt, voyant qu’il ne restait plus à Damme que les ladres qui
n’eussent pas acheté d’indulgences, ils s’en furent à deux a
Heyst.
LV
Vêtu de son costume de pèlerin et bien absous de ses fautes,
Ulenspiegel quitta Rome, marcha toujours devant lui et vint à
Bamberg, ou sont les meilleurs légumes du monde.
Il entra dans une auberge où était une joyeuse hôtesse, qui lui
dit :
– Jeune maître, veux-tu manger pour ton argent ?
– Oui, dit Ulenspiegel. Mais pour quelle somme mange-t-on
ici ?
L’hôtesse répondit :
– On mange à la table des seigneurs pour six florins ; à la
table des bourgeois pour quatre, et à la table de la famille pour
deux.
– Au plus d’argent, au mieux pour moi, répondit Ulenspiegel.
Il alla donc s’asseoir à la table des seigneurs. Quand il fut
bien repu et eut arrosé son dîner de
Rhyn-wyn
, il dit à
l’hôtesse :
– Commère, j’ai bien mangé pour mon argent : donne-moi les
six florins.
L’hôtesse lui dit :
– Te moques-tu de moi ? Paye ton écot.
– Baesine mignonne, lui
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