La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
des
palais, et il est des seigneurs qui dorment avec leur cheval sur la
même litière.
« De plus, ma noble femme et reine est stérile : ils
disent, par sanglant affront, que j’en suis cause, et non elle qui
est au demeurant jalouse, farouche et gloute d’amour excessivement.
Monsieur et père, je prie tous les jours monseigneur Dieu qu’il
m’ait en sa grâce, espérant un autre trône, fût-ce chez le Turc, en
attendant celui auquel m’appelle l’honneur d’être le fils de votre
très glorieuse et très victorieuse Majesté.
Signé. Phle. »
L’Empereur répondit à cette lettre :
« Monsieur et fils,
« Vos ennuis sont grands, je ne le conteste, mais tâchez
d’endurer sans fâcherie l’attente d’une plus brillante couronne.
J’ai déjà annoncé à plusieurs le dessein que j’ai de me retirer des
Pays-Bas et de mes autres dominations, car je sais que, vieux et
goutteux comme je deviens, je ne pourrai pas bien résister à Henri
de France, deuxième du nom, car Fortune aime les jeunes gens.
Songez aussi que, maître d’Angleterre, vous blessez, par votre
puissance, la France notre ennemie.
« Je fus vilainement battu devant Metz, et y perdis
quarante mille hommes. Je dus fuir devant celui de Saxe. Si Dieu ne
me remet par un coup de sa bonne et divine volonté en ma prime
force et vigueur, je suis d’avis, monsieur et fils, de quitter mes
royaumes et de vous les laisser.
« Ayez doncques patience et faites dans l’entre-temps tout
devoir contre les hérétiques, n’en épargnant aucun, hommes, femmes,
filles ni enfants, car l’avis m’est venu, non sans grande douleur
pour moi, que madame la reine leur voulut souvent faire grâce.
« Votre père affectionné,
« signé : Charles. »
LIII
Ayant longtemps marché, Ulenspiegel eut les pieds en sang, et
rencontra, en l’évêché de Mayence, un chariot de pèlerins qui le
mena jusque Rome.
Quand il entra dans la ville et descendit de son chariot, il
avisa sur le seuil d’une porte d’auberge une mignonne commère qui
sourit en le voyant la regarder.
Augurant bien de cette belle humeur :
– Hôtesse, dit-il, veux-tu donner asile au pèlerin pèlerinant,
car je suis arrivé à terme et vais accoucher de la rémission de mes
péchés.
– Nous donnons asile à tous ceux qui nous payent.
– J’ai cent ducats dans mon escarcelle, répondit Ulenspiegel qui
n’en avait qu’un, et je veux, avec toi, dépenser le premier en
buvant une bouteille de vieux vin romain.
– Le vin n’est pas cher en ces lieux saints, répondit-elle.
Entre et bois pour un soldo.
Ils burent ensemble si longtemps et vidèrent, en menus propos,
tant de flacons, que force fut à l’hôtesse de dire à sa servante de
donner à boire aux chalands à sa place, tandis qu’elle et
Ulenspiegel se retiraient en une arrière-salle en marbre et froide
comme l’hiver.
Penchant la tête sur son épaule, elle lui demanda qui il
était ? Ulenspiegel répondit :
– Je suis sire de Geeland, comte de Gavergeëten, baron de
Tuchtendeel, et j’ai à Damme, qui est mon lieu de naissance,
vingt-cinq bonniers de clair de lune.
– Quelle est cette terre ? demanda l’hôtesse buvant au
hanap d’Ulenspiegel.
– C’est, dit-il, une terre où l’on sème la graine d’illusions,
d’espérances folles et de promesses en l’air. Mais tu ne naquis
point au clair de lune, douce hôtesse à la peau ambrée, aux yeux
brillants comme des perles. C’est couleur de soleil que l’or bruni
de ces cheveux, ce fut Vénus, sans jalousie, qui te fit tes épaules
charnues, tes seins bondissants, tes bras ronds, tes mains
mignonnes. Souperons-nous ensemble ce soir ?
– Beau pèlerin de Flandre dit-elle, pourquoi viens-tu
ici ?
– Pour parler au Pape, répondit Ulenspiegel.
– Las ! dit-elle joignant les mains, parler au Pape !
moi qui suis de ce pays, je ne l’ai jamais pu faire.
– Je le ferai, dit Ulenspiegel.
– Mais, dit-elle, sais-tu où il va, comme il est, quelles sont
ses coutumes et façons de vivre ?
– On m’a dit en chemin répondit Ulenspiegel, qu’il a nom Jules
troisième, qu’il est paillard et dissolu, bon causeur et subtil à
la réplique. On m’a dit aussi qu’il avait pris en amitié
extraordinaire un petit bonhomme mendiant, noir crotté et farouche,
demandant l’aumône avec un singe, et qu’à son avènement au trône
pontifical, il l’a fait cardinal du Mont, et qu’il est malade quand
il passe un jour sans
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