La Légion Des Damnés
moindre faux pas pouvant signifier la chute ou l'entorse et la punition. Rien que le fait de porter les pieds l'un devant l'autre, l'un après l'autre, pour courir ou pour marcher, toutes choses que l'on fait normalement, d'habitude, et sans y penser, requérait un effort physique et mental quasi surhumain. Nos jambes étaient si lourdes, si cruellement lourdes. Mais nous trottions quand même, avec obstination, boitant et trébuchant, au pas de gymnastique. Nos gueules aux orbites creuses, ordinairement blêmes, étaient rouges comme des homards, les yeux hagards et fixes, les veincs du front démesurément gonflées. Nous avions la bouche desséchée, frangée de bave visqueuse et, de temps à autre, un hoquet désespéré projetait alentour des postillons d'écume blanche.
Les sifflets nous vrillaient la tête et nous bondissions de droite et de gauche, plongeant dans les fossés sans regarder ce qu'il y avait au fond, ronces, flotte bourbeuse ou quelque « collègue » encore plus rapide. Puis c'était le dressage frénétique des mortiers et des mitrailleuses en position de tir, dressage qui devait être accompli en quelques secondes, fût-ce au prix d'un tour de reins ou d'une main ensanglantée.
Et la marche de nouveau, kilomètre après kilomètre. Je crois que je sais tout ce qu'il est possible de savoir sur les différentes sortes de routes. Routes molles, routes dures, routes larges, routes étroites, caillouteuses, boueuses, marécageuses, cimentées, goudronnées, enneigées, accidentées, plates, glissantes, poussiéreuses. Mes pieds m'ont appris tout ce qu'il est possible de savoir sur les routes. Les routes haïssables, ennemies et tortionnaires de mes pieds.
Soleil après la pluie. C'est-à-dire soif, tête lourde, migraines, papillons devant les yeux. Les pieds et les chevilles enflent dans les godillots. On se traîne dans une sorte de transe.
A midi, enfin, une halte... Nos muscles étaient si torturés que vouloir les arrêter constituait encore un genre de torture. Quelques-uns n'y parvinrent pas, mais continuèrent sur leur lancée après que l'ordre eut été donné, heurtèrent l'homme qui se trouvait devant eux et restèrent là, tête baissée, vacillant au bord de la chute, jusqu'à ce que l'autre les repoussât sans ménagement.
Nous avions stoppé à la lisière d'un petit village. Deux ou trois gosses vinrent nous reluquer. La halte serait d'une demi-heure. Oubliant que nous étions à cinquante kilomètres de la caserne, chacun se laissa choir sur place, sans même relâcher une seule courroie, endormi avant de toucher terre.
Une seconde plus tard, nouveau coup de sifflet. Une seconde qui avait duré trente minutes : tout notre précieux repos. Redémarrage, la pire torture, peut-être, de toutes. Les muscles raides, les pieds enflés, ne veulent rien savoir. Chaque pas coûte une série d'élancements aigus qui montent en flèche jusqu'au cerveau. La plante des pieds sent à travers le cuir chaque clou de la semelle et l'on a l'impression de marcher sur des tessons de bouteille.
Mais pas question de ralentir : pas de camion en queue de colonne pour ramasser les traînards. Ceux qui s'écroulent, pauvres diables, font l'objet d'un traitement spécial administré par le lieutenant et les trois sous-offs les plus sadiques de la compagnie. Ils sont rudoyés et traqués sans merci, jusqu'à ce qu'ils perdent connaissance ou foncent dans le tas, fous furieux, ou bien encore se transforment en robots sans volonté propre, qui exécutent automatiquement les ordres et sauteraient par la fenêtre d'un cinquième étage si quelqu'un le leur commandait... Tout le long de la route, nous pouvions entendre les sous-offs hurler et menacer les faiblards du passage au falot pour insubordination s'ils n'exécutaient pas les ordres à la satisfaction des maudites peaux de vaches !
En fin de soirée, nous pénétrâmes dans la cour de la caserne, prêts à tomber raides.
— Pas de parade... MARCHE !
Un dernier effort que l'on croyait impossible. Jambes rigides projetées à l'horizontale, pieds martelant le sol en cadence. Des étincelles tourbillonnent devant nos yeux. On sent littéralement éclater ses ampoules. Mais il faut le faire. Il le faut. Les pieds s'abattent sur un rythme implacable, écrasant la poussière, écrasant la douleur. Dernier effort, puisé dans qu'elle ultime réserve d'énergie ?
Le commandant du camp, l'Oberstleutnant von der Lenz, se tenait à l'endroit précis où
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