La Légion Des Damnés
depuis longtemps perdue de vue. Nous avions l'habitude de voir quiconque disposait de l'autorité choisir tête de Turc après tête de Turc et harceler le pauvre bougre, lui mener la vie dure jusqu'à le vider, le rendre définitivement « inapte », le faire crever d'épuisement ou le pousser au suicide. Le capitaine Lopei n'avait ni favoris, ni têtes de Turc. Il appartenait à ce type rarissime d'officier qui peut conduire ses hommes au cœur de l'enfer pour la bonne raison qu'il marche toujours à leur tête et, qu'à sa manière, il fait preuve d'une inflexible loyauté. Si le courage et l'intégrité de cet homme avaient été attelés à tout autre char que celui d'Adolf Hitler, s'il avait été officier dans n'importe quelle autre armée, j'aurais eu de la sympathie pour lui. Les choses étant ce qu'elles étaient, il m'inspirait un respect indéniable...
Il inspecta brièvement la tenue de sa compagnie. Puis recula de quelques pas et commanda :
— Compagnie 3, gaaarde-à-VOUS. Aaarme-sur l'EPAULE !
Chocs rythmiques de cent trente-cinq fusils atterrissant simultanément, en trois temps, sur cent trente-cinq épaules. Puis quelques secondes de silence absolu, chaque officier, sous-officier et simple soldat regardant droit devant soi, raide comme un piquet sous son casque d'acier. Malheur au triple infortuné qui remuait alors ne fût-ce que le bout de la langue !...
Voix du capitaine, de nouveau, entre les grands peupliers et les bâtiments gris de la caserne :
— A droite... DROITE ! En avant... MARCHE !
Tonnerre de bottes ferrées sur le ciment de la cour, dans un bref jaillissement d'étincelles. Quart de tour au sortir de la caserne et départ sur la route détrempée, flanquée de peupliers. Dans un bataillon disciplinaire, conversations et chants sont naturellement interdits ; des individus de quatrième ordre ne peuvent prétendre aux privilèges du soldat allemand. Pas plus que nous n'avions le droit de porter l'aigle ou les autres symboles honorifiques : nous avions simplement, sur la manche droite, un ruban blanc — et qui devait toujours rester blanc ! — barré du mot SONDER-ABTEILUNG en lettres noires.
Comme nous devions être les meilleurs soldats du monde, toutes nos marches étaient des marches forcées. En moins d'un quart d'heure, nous étions en nage, nos pieds commençaient à s'échauffer et nous ouvrions la bouche pour pouvoir respirer, le nez seul devenant rapidement incapable de nous fournir une quantité suffisante d'oxygène. Baudriers et bretelles de fusils empêchaient le sang de circuler normalement dans nos bras, enflant nos doigts blancs et gourds. Mais tout ceci, pour nous, n'était plus que bagatelle. Nous pouvions faire une marche forcée de vingt-cinq kilomètres sans éprouver le moindre inconfort.
Alors, commençait l'exercice : avance en tirailleurs, par bonds successifs, un homme à la fois. Poumons travaillant comme des soufflets de forge, nous foncions en rase campagne, cavalant, rampant à travers des champs glacials, détrempés, creusant nos terriers provisoires d'animaux acculés avec nos courtes pelles de tranchée.
Mais, bien entendu, ça n'allait jamais assez vite. A chaque fois, les sifflets nous rappelaient, et nous tentions vainement de reprendre notre souffle, hoquetant et ahanant, durant de trop brèves secondes, tandis qu'ils nous engueulaient tout leur saoul.
Puis il fallait remettre ça. En avant... en avant... en avant. Nous étions enrobés de terre humide ; nos jambes tremblaient et la sueur coulait en ruisseau tout au long de nos corps, brûlant et corrodant les plaies causées par le frottement des courroies de suspension de notre lourd équipement. La sueur imprégnait nos vêtements et nombreux étaient ceux dont les tuniques s'agrémentaient de taches sombres. La sueur nous aveuglait, enfin, et nos fronts irrités nous démangeaient cruellement, à force d'être essuyés par des mains sales ou des manches rugueuses. Dès que nous restions immobiles, le bain de sueur se transformait en un bain de glace. J'avais l'intérieur des cuisses et l'entrejambe écorchés et saignants. Et la peur ajoutait sa sueur personnelle à la sueur de l'épuisement.
Au lever du jour, nous étions déjà vidés, lessivés.
Mais c'était l 'heure de pratiquer notre exercice d'alerte aérienne.
Démarrage au pas de course sur la mauvaise route dont chaque pierre, chaque flaque, chaque saloperie d'ornière réclamait un effort d attention permanent, le
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