LA LETTRE ÉCARLATE
le colon anglais venait d’émigrer en de rudes parages, laissant derrière lui royauté, noblesse, toutes les impressionnantes distinctions du rang alors que sa faculté de révérer restait intacte, impérieuse comme un besoin. Il en disposa en faveur des cheveux blancs et du front vénérable de l’âge, de l’intégrité longuement mise à l’épreuve, de la sagesse bien établie, d’une expérience teintée de tristesse – de ces qualités, enfin, pondérées et austères, qui éveillent une idée de permanence et se rangent sous le terme général de respectabilité. Aussi les premiers hommes d’État qui furent élevés au pouvoir par le choix du peuple – les Bradstreet {71} , les Endicott {72} , les Dudley {73} , les Bellingham – semblent n’avoir pas été souvent brillants, s’être distingués par un sûr bon sens plutôt que par la vivacité de leur intelligence. Ils étaient pleins d’une force d’âme inébranlable et, en temps de difficultés ou de périls, se dressèrent pour protéger l’État, comme la ligne d’une falaise contre une marée tempétueuse. Les traits de caractère que nous venons d’indiquer étaient bien représentés par l’expression ferme et le large développement physique des nouveaux magistrats de la colonie qui, en ce moment, défilaient. Dans la mesure où un air d’autorité naturelle était en cause, la mère-patrie n’aurait point eu à rougir de voir ces précurseurs de la démocratie prendre place à la Chambre des Lords ou au Conseil privé du souverain.
Après les magistrats venait le jeune pasteur dont les lèvres allaient prononcer le religieux discours d’usage. Le sacerdoce, en ce temps-là, mettait les dons de l’intelligence beaucoup mieux en valeur que la vie politique. Sans faire entrer en ligne de compte un motif plus élevé, il ne pouvait, étant donné le respect voisin de l’adoration de la communauté, qu’attirer fortement à lui les ambitions les plus vives. Le pouvoir politique lui-même était – comme dans le cas d’un Increase Mather {74} – à la portée d’un prêtre bien doué.
Ce fut l’opinion de tous ceux qui alors le virent : jamais, depuis qu’il avait mis le pied sur le rivage de la Nouvelle-Angleterre, le Révérend Dimmesdale n’avait montré une énergie comparable à celle que marquaient son air et sa démarche comme il avançait avec le cortège. Il n’y avait dans son pas nulle trace de la faiblesse qu’on lui voyait à d’autres moments. Il n’était pas penché. Sa main ne restait pas sinistrement pressée contre son cœur. Cependant, vue sous son vrai jour, cette force ne semblait pas résider en son corps. Peut-être était-elle toute spirituelle et lui avait-elle été dispensée par les anges. Peut-être fallait-il y voir un effet de l’animation due au puissant cordial qui ne se distille qu’au feu d’une pensée ardente et continue. Ou bien sa nature nerveuse était stimulée par la musique forte et perçante qui montait vers les cieux et, tout en l’écoutant, il se laissait soulever sur sa vague. Cependant il avait l’air tellement absorbé qu’on pouvait se demander s’il entendait tambours et trompettes. Son corps était présent et marchait avec une vigueur inhabituelle. Mais où était son esprit ? Il était loin, profondément retranché dans son propre domaine, s’occupant avec une activité surnaturelle à ordonner le cortège de pensées majestueuses qui allaient tout à l’heure en sortir. Aussi ne voyait-il rien, n’entendait-il rien, ne savait-il rien de ce qui l’entourait. L’élément spirituel qui l’habitait transportait sa faible charpente sans en sentir le poids, la transformait en élément spirituel elle aussi. Les hommes d’une intelligence exceptionnelle tombés dans un état morbide possèdent, à l’occasion, ce pouvoir de fournir un effort puissant. Ils y sacrifient la force vitale de plusieurs jours et ensuite restent anéantis pendant beaucoup plus de jours encore.
Hester Prynne attachant ses regards sur Arthur Dimmesdale sentit une sombre impression l’accabler. Pourquoi ? Elle ne savait. C’était peut-être seulement parce qu’il paraissait être tellement loin de son monde à elle et tellement hors de sa portée. Ils échangeraient sûrement un coup d’œil de reconnaissance s’était-elle imaginé. Elle pensa à la forêt obscure, au petit vallon solitaire, à l’amour, à l’angoisse, au tronc moussu où, assis la main dans la
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