LA LETTRE ÉCARLATE
drogues d’apothicaire dont je fis commerce avec un vaisseau espagnol.
– Qu’entendez-vous par là ? demanda Hester plus troublée qu’elle ne voulait le laisser paraître. Avez-vous un autre passager ?
– Eh quoi, ne savez-vous point, s’écria le patron du navire, que ce docteur là-bas qui dit s’appeler Chillingworth a décidé d’embarquer avec vous ? Si bien, vous devez le savoir ! Car il m’a conté être de vos amis et fort attaché à ce seigneur dont vous me parlâtes – à qui ces corbeaux de vieux Puritains veulent faire un méchant parti.
– Ils se connaissent bien, en effet, répondit Hester en faisant calme contenance quoiqu’elle enfonçât dans un abîme de consternation. Ils ont longtemps habité ensemble.
L’échange de propos se borna là entre le capitaine et Hester Prynne. Mais celle-ci aperçut alors le vieux Roger Chillingworth lui-même, debout à l’extrémité la plus lointaine de la Place du Marché et en train de lui sourire. Et à travers le vaste espace plein d’allées et de venues, de bavardages et de rires, des humeurs et des pensées diverses de la foule, ce sourire transportait un sens secret et effrayant.
CHAPITRE XXII – LE CORTÈGE
Avant qu’Hester eût pu rassembler ses pensées et se demander quel parti prendre en face de cet aspect bouleversant de la situation, le son d’une musique militaire se fit entendre dans une rue adjacente. Il annonçait l’approche du cortège de dignitaires en route vers le temple où le Révérend Dimmesdale devait prononcer le sermon du Jour de l’Élection.
Bientôt le cortège lui-même apparut et prit avec une auguste lenteur la direction de la Place du Marché qu’il allait traverser.
En tête avançait la musique. Elle se composait de divers instruments, peut-être assez imparfaitement assortis, et jouait sans grand talent. Elle n’en atteignait pas moins le grand but visé par tambours et clairons s’adressant aux foules : celui de prêter un air plus grandiose et de tremper d’héroïsme les scènes en train de défiler. La petite Pearl commença par battre des mains. Ensuite l’agitation qui n’avait jamais cessé de la maintenir en effervescence depuis son lever se calma pour un moment. Elle se perdit en une contemplation silencieuse et parut être portée, tel un oiseau de mer posé sur les vagues, par le balancement de la musique. Mais elle fut ramenée à son humeur première par les miroitements que le soleil multipliait sur les armes et les cuirasses étincelantes des soldats qui suivaient la fanfare et constituaient la garde d’honneur du cortège.
Cette compagnie – qui est descendue au pas cadencé jusqu’à nos jours, avec une ancienne et honorable réputation – ne se composait point de mercenaires. Ses rangs étaient remplis d’hommes de qualité qui sentaient vibrer en eux la fibre martiale et cherchaient à établir une façon d’école militaire {70} où, comme dans l’Ordre des Templiers, ils pourraient apprendre l’art et, dans la mesure où des exercices de temps de paix le leur permettraient, la pratique de la guerre. La haute estime où l’on tenait, en ce temps-là, le métier militaire, trouvait à s’incarner dans l’imposante allure de chaque membre de cette troupe. Certains de ces hommes avaient du reste, par leurs campagnes dans les Pays-Bas et sur d’autres champs de bataille européens, grandement gagné le droit d’assumer titre et gloire de soldat. Et toute la compagnie revêtue d’acier bruni et de plumes oscillant sur ses morions faisait un effet que nul déploiement de force armée moderne ne saurait tenter d’égaler.
Toutefois, les hommes éminents dans la vie civile qui suivaient immédiatement le corps militaire étaient plus dignes des regards d’un observateur réfléchi. Même dans leur démarche, ils laissaient voir une majesté qui faisait paraître le pas relevé des guerriers, vulgaire sinon même absurde.
C’était une époque où ce que nous appelons le talent avait beaucoup moins de considération qu’aujourd’hui, mais les éléments de poids, qui assurent la stabilité et la dignité d’un caractère, beaucoup plus. Le peuple possédait par droit héréditaire un sens du respect qui s’est considérablement affaibli chez ses descendants (dans la mesure où il survit encore) et ne possède plus qu’un pouvoir bien réduit quand il s’agit de choisir et de juger à leur valeur des hommes publics. Aux temps dont nous parlons,
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