La Liste De Schindler
la production industrielle devaient être construits aux frais du propriétaire de l’usine. On estimait que l’utilisation d’une main-d’œuvre bon marché méritait bien quelques compensations. En fait, les grands favoris du régime, les Krupp ou les Farben, avaient bâti leurs camps avec des matériaux fournis par des entreprises gérées par les SS, et la main-d’œuvre leur était prêtée. Oskar, qui, lui, ne comptait pas parmi les favoris, n’avait droit à rien. Bosch lui avait fourni – à un prix que celui-ci estimait très inférieur au cours du marché noir – quelques wagons de ciment, et deux ou trois tonnes d’essence et de fuel nécessaires à la production et à la livraison des marchandises. Oskar avait rapporté tout ce qu’il avait pu récupérer comme barbelés d’Emalia. En plus des matériaux de première nécessité pour isoler le camp et faire marcher l’usine, il était tenu de fournir des barrières équipées de fils à haute tension, des latrines, une baraque pour les gardes SS, des bureaux administratifs, un dispensaire et des cuisines. Sans compter tout ce qu’avait empoché le Sturmbannführer Hassebroeck lorsqu’il était venu de Gröss-Rosen en tournée d’inspection. A savoir : cognac, services en porcelaine, thé (par kilos entiers, se souviendra Oskar), plus ses « honoraires » d’inspection, plus la « contribution » aux secours d’hiver prélevée par la section D. Tout cela, bien évidemment, sans reçu. « Sa voiture avait un coffre immense », se rappellera Oskar. En tout cas, il n’y avait aucun doute que Hassebroeck, dès octobre 1944, avait déjà commencé à traficoter les comptes de Brinnlitz.
Les inspecteurs envoyés par Oranienburg devaient, eux aussi, empocher leur dû. Quant aux matières premières et aux équipements nécessaires au fonctionnement de l’usine, la plupart encore en transit, il faudrait deux cent cinquante wagons de marchandises pour les transporter. C’était miracle, témoignera Oskar, ce que les fonctionnaires de l’Ostbahn parvenaient à accomplir dans une période où tout allait à vau-l’eau si l’on arrivait à les motiver suffisamment.
Mais le plus extravagant, c’est qu’Oskar, toujours sémillant sous son nouveau petit chapeau, n’envisageait aucune perspective industrielle sérieuse, contrairement aux Krupp, Farben et autres qui pouvaient utiliser comme bon leur semblait la main-d’œuvre esclavagiste juive. Comme elle était loin, l’époque où il était arrivé à Cracovie brûlant de faire fortune ! Aujourd’hui, il n’avait plus cette ambition. Il n’avait d’ailleurs aucune courbe de production en tête.
Il est vrai qu’à Brinnlitz, il aurait été difficile de produire quoi que ce soit dans la pagaille ambiante. La plupart des presses, des tours et des perceuses étaient encore dans la nature. Il faudrait couler des tonnes de ciment pour renforcer les planchers. L’annexe destinée à Schindler était encore pleine des vieilles machines de Hoffman. Malgré cela, Oskar devait verser chaque jour sept Reichsmark cinquante pour chacun de ses huit cents ouvriers soi-disant hautement qualifiés, six Reichsmark pour ceux qui n’étaient que « qualifiés », soit à peu près l’équivalent de cent douze mille francs actuels par semaine. La note atteindrait cent cinquante mille francs quand arriverait la main-d’œuvre féminine.
Sur le plan commercial, c’était de la folie pure. Mais Oskar avait quand même décidé de célébrer l’événement en s’achetant un petit chapeau tyrolien.
La vie sentimentale d’Oskar avait également pris un autre cours. Frau Emilie Schindler était venue de Zwittau pour vivre dans l’appartement du rez-de-chaussée. Brinnlitz, contrairement à Cracovie, était trop proche de son lieu de résidence pour qu’elle puisse tolérer de vivre séparée de son mari. Bonne catholique, elle n’avait guère le choix qu’entre deux solutions : soit une séparation dûment formalisée, soit la vie conjugale à nouveau. A première vue, on aurait pu supposer qu’elle jouait les femmes mariées qui acceptent une solution bancale faute de trouver une voie de garage. Certains prisonniers se demandaient quelle serait sa réaction quand elle se rendrait compte du type d’usine et du type de camp qu’Oskar était en train d’aménager. Ils ignoraient qu’Emilie apporterait sa propre contribution discrète, et cela non pas par devoir conjugal mais par
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