La Loi des mâles
l’honneur de la famille royale. N’était-il pas
l’instigateur de cette campagne de calomnies qui désignait Mahaut comme
l’empoisonneuse de Louis X ?
Gaucher haussa les épaules.
— Et qui croit à ces
sottises ? s’écria-t-il.
— Pas vous, Gaucher, pas vous,
dit Philippe, mais d’autres y ouvrent leurs oreilles, trop contents par là de
nous nuire ; et ils iront dire demain que moi, que vous, avons trempé dans
cette mort qu’on veut rendre suspecte. Mais Robert vient de faire le faux pas
que j’espérais. Voyez donc ce qu’il écrit à la comtesse.
Il tendit au connétable une copie de
la lettre du 22 septembre et poursuivit :
— Robert rejette par là le
jugement que mon père, a fait rendre en 1309 par le Parlement. Jusqu’à ce jour,
il ne faisait que soutenir les ennemis de la comtesse ; à présent, il
entre en révolte contre la loi du royaume. Vous allez remonter en Artois.
— Ah non !
Monseigneur ! s’écria Gaucher. Je m’y suis trop honni. J’ai dû m’enfuir
d’Arras comme un vieux sanglier devant les chiens, sans prendre même le temps
de pisser. Faites-moi la grâce de choisir quelque autre pour conduire cette
affaire.
Philippe se croisa les mains devant
la bouche. « Si tu savais, Gaucher, pensait-il, si tu savais comme il
m’est dur de te tromper ! Mais si je t’avouais la vérité, tu me
mépriserais plus encore ! » Il reprit, obstiné :
— Vous allez remonter en
Artois, Gaucher, pour l’amour de moi, et parce que je vous en prie. Vous allez
emmener avec vous votre parent, messire Miles, et cette fois une forte troupe
de chevaliers et aussi des gens des communes, en prenant renfort en
Picardie ; et vous ferez sommer Robert de comparaître devant le Parlement
pour y rendre compte de sa conduite. En même temps, vous fournirez soutien
d’argent et d’hommes d’armes aux bourgeois des villes qui nous sont demeurées
fidèles. Et si Robert ne se soumet pas, j’aviserai alors à l’y obliger
autrement… Un prince est comme tout homme, Gaucher, poursuivit Philippe en
prenant le connétable par les épaules ; il peut faire erreur au départ,
mais plus grande erreur encore serait de s’y entêter. Le métier de couronne
s’apprend comme un autre, et j’ai encore à apprendre. Faites-moi pardon du
mauvais visage auquel je vous ai obligé.
Rien n’émeut tant un homme d’âge
qu’un aveu d’inexpérience confessé par un cadet, surtout si ce dernier est
hiérarchiquement son supérieur. Sous les paupières de tortue, le regard de
Gaucher se voila un peu.
— Ah ! j’oubliais, reprit
Philippe. J’ai décidé que vous seriez tuteur du futur enfant de Madame
Clémence… notre roi donc, si Dieu veut que ce soit un garçon… et son second
parrain tout aussitôt après moi [18] .
— Monseigneur, Monseigneur
Philippe… dit le connétable tout ému.
Et il se pressa dans les bras du
régent, comme s’il avait été le fautif.
— Pour la marraine, dit encore
Philippe, nous avons décidé avec Madame Clémence, afin de couper à tous les
méchants bruits, que ce serait la comtesse Mahaut.
Huit jours plus tard, le connétable
reprenait la route d’Artois.
Robert, comme on pouvait le prévoir,
refusa de se soumettre à la semonce et continua de sévir à la tête de ses
bandes cuirassées. Mais le mois d’octobre ne fut pas bon pour lui. S’il était
guerrier violent, il n’était pas grand stratège ; il lançait ses
expéditions sans ordre, un jour au nord, le lendemain au midi, selon
l’inspiration de l’instant. Reître avant les reîtres, condottiere avant les
condottieri, il était mieux désigné pour mettre sa force guerrière au service
d’autrui que pour se commander lui-même. Dans ce comté qu’il considérait sien,
il se conduisait comme en territoire ennemi, menant enfin la vie sauvage,
dangereuse, frénétique, qui lui plaisait. Il se réjouissait de la peur qui
naissait à son approche, mais ne voyait pas la haine qu’il laissait sur ses
pas. Trop de corps pendus aux branches, trop de décapités, trop d’enterrés vifs
au milieu de grands rires cruels, trop de filles violées qui gardaient sur la
peau la marque des cottes de mailles, trop d’incendies jalonnaient sa route.
Les mères disaient aux enfants, pour les faire tenir sages, qu’on allait
appeler le comte Robert ; mais si on l’annonçait dans les parages, elles
prenaient aussitôt leur marmaille dans leurs jupes et couraient vers la
première
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