La Louve de France
sans y
réfléchir, et la servante a aussitôt compris, parce que Marie a peu de robes,
et qu’elle n’en peut demander d’autre que celle-là qui fut cousue naguère dans
le beau tissu de soie donné par Guccio, celle qu’on sort du coffre chaque
semaine, qu’on brosse avec soin, qu’on défroisse, qu’on aère, devant laquelle
on pleure parfois, et qu’on ne revêt jamais.
Guccio peut apparaître d’un moment à
l’autre. La servante l’a-t-elle aperçu ? Non. Elle ne rapporte que des
nouvelles qui couraient de seuil en seuil… Peut-être est-il déjà en
chemin ! Si seulement Marie avait une pleine journée pour se préparer à
cette arrivée ! Elle a attendu neuf années, et cela revient à n’avoir
qu’un seul instant !
Qu’importe que l’eau soit froide
dont elle s’asperge la gorge, le ventre, les bras, devant la servante qui se
détourne, surprise de l’impudeur subite de sa maîtresse, et puis coule un
regard vers ce beau corps dont c’est pitié vraiment qu’il soit sans homme
depuis si longtemps, et qu’elle se met à jalouser un peu en voyant comme il est
demeuré plein, et ferme, et pareil à une belle plante sous le soleil. Pourtant
les seins sont plus lourds qu’autrefois et s’affaissent légèrement sur la
poitrine ; les cuisses ne sont plus aussi lisses, le ventre est marqué de
quelques petites stries laissées parla maternité. Allons ! Le corps des
filles nobles s’abîme aussi, moins que le corps des servantes, certes, mais il
s’abîme quand même, et c’est justice de Dieu, qui fait toutes les créatures
pareilles.
Marie a du mal à entrer dans la
robe. L’étoffe a-t-elle rétréci d’être restée si longtemps sans usage, ou bien
est-ce Marie qui a grossi ? On dirait plutôt que la forme de son corps
s’est modifiée, comme si les contours, les rondeurs n’étaient plus à la même
place. Elle a changé. Elle sait bien aussi que le duvet blond est plus fourni
sur sa lèvre, que les taches de rousseur dues à l’air des champs se sont
incrustées plus largement sur son visage. Ses cheveux, cette brassée de cheveux
dorés dont il faut en hâte retisser les tresses, n’ont plus leur souplesse
lumineuse d’antan.
Et voici que Marie se retrouve dans
sa robe de fête qui la gêne aux entournures ; et ses mains rougies par les
travaux de la maison sortent des manches de soie verte.
Qu’a-t-elle fait de toutes ces
années qui maintenant ne semblent plus qu’un soupir du temps ?
Elle a vécu de se souvenir. Elle
s’est nourrie quotidiennement de ses quelques mois d’amour et de bonheur, comme
d’une provision trop rapidement engrangée. Elle a écrasé chaque instant de ce
passé au moulin de la mémoire. Elle a revu mille fois le jeune Lombard arrivant
pour réclamer sa créance et chassant le méchant prévôt. Mille fois elle a reçu
son premier regard, refait leur première promenade. Elle a mille fois répété
son vœu dans le silence et l’ombre nocturne de la chapelle, devant le moine
inconnu. Mille fois elle a découvert sa grossesse. Mille fois elle a été
arrachée par violence au couvent des filles du faubourg Saint-Marcel et
conduite en litière fermée, tenant son nourrisson serré contre sa poitrine, à
Vincennes, au château des rois. Mille fois on a devant elle revêtu son enfant
des langes royaux, et on le lui a ramené mort, et elle en a encore le cœur
poignardé. Et elle hait toujours la feue comtesse de Bouville, et elle l’espère
en proie aux tourments infernaux. Mille fois, elle a juré sur les Évangiles de
garder le petit roi de France, et de ne rien révéler des atroces secrets de la
cour, même en confession, et de ne jamais revoir Guccio ; et mille fois
elle s’est demandé : « Pourquoi est-ce à moi que cela est
arrivé ? »
Elle l’a demandé au grand ciel bleu
des jours d’août, aux nuits d’hiver passées à grelotter seule, entre des draps
raides, aux aurores sans espérance. Pourquoi ?
Elle l’a demandé aussi au linge
compté pour la buanderie, aux sauces remuées sur le feu de la cuisine, aux
viandes mises en saloir, au ruisseau qui court au pied du manoir et au bord
duquel on cueille les joncs et les iris, les matins de procession.
Elle a, par instants, haï Guccio,
furieusement, pour le seul fait d’exister et d’avoir traversé sa vie comme le
vent d’orage traverse une maison aux portes ouvertes ; et puis aussitôt
elle s’est reproché cette pensée comme un blasphème.
Elle
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