La Louve de France
l’ancienneté. Il possédait du bon sens, certes,
et de l’habileté, mais point un exceptionnel talent. Guccio considérait tout
cela de façon impartiale, à présent que, passé l’âge des illusions, il se
sentait un homme de raisonnement pondéré. Oui, il avait eu tort autrefois. Or
sa malheureuse aventure avec Marie de Cressay, il ne pouvait se le cacher,
était la cause de ses renoncements.
Car pendant de longs mois, sa pensée
n’avait été occupée que de ce déplorable événement, tous ses actes commandés
par la volonté de dissimuler cet échec. Ressentiment, déception, abattement,
honte de revoir ses amis et ses protecteurs après un dénouement peu glorieux,
rêves de revanche… Son temps s’était usé à cela tandis qu’il s’installait dans une
nouvelle vie, à Sienne, où l’on ne savait de ses amours de France que ce qu’il
voulait bien en dire lui-même. Ah ! elle ignorait, cette ingrate Marie, la
grande destinée dont elle avait brisé le cours en refusant autrefois de fuir
avec lui ! Que de fois, en Italie, il y avait amèrement songé. Mais
maintenant, il allait se venger…
Et si Marie, soudain, lui déclarait
qu’elle l’aimait toujours, qu’elle l’avait attendu sans faiblesse et qu’un
affreux malentendu avait été la seule cause de leur séparation ? Oui, si
cela était ? Guccio savait qu’en ce cas il ne résisterait point, qu’il
oublierait ses griefs aussitôt qu’exprimés, et qu’il emmènerait sans doute
Marie de Cressay à Sienne, dans le palais familial, pour présenter sa belle
épouse à ses concitoyens. Et pour montrer à Marie cette ville neuve, moins
grande que Paris ou que Londres, certes, mais qui l’emportait en magnificence
architecturale, avec son Municipio édifié depuis peu et dont Simone Martini
terminait actuellement les fresques intérieures, avec sa cathédrale noire et
blanche qui serait la plus belle de Toscane, une fois sa façade achevée.
Ah ! le plaisir de partager ce que l’on aime avec une femme aimée !
Et que faisait-il à rêver devant un miroir d’étain, au lieu de courir à Cressay
et de profiter de l’émotion de la surprise ?
Et puis il réfléchit. Les amertumes
pendant neuf ans remâchées ne pouvaient pas s’oublier d’un coup, ni la peur non
plus qui l’avait chassé, un matin, de ce jardin même. Les cris furieux des deux
frères Cressay qui voulaient lui rompre l’échine… Sans un bon cheval, il était
mort. Mieux valait envoyer le sergent d’armes, avec la lettre du comte de
Bouville ; la démarche aurait plus de poids.
Mais Marie, après neuf ans,
était-elle toujours aussi belle ? Serait-il toujours aussi fier de se
montrer à son bras ?
Guccio pensait avoir atteint l’âge
où l’on se conduit par la raison. Or, si une ride s’enfonçait entre les
sourcils, il était toujours le même homme, le même mélange d’astuce et de
naïveté, d’orgueil et de songes. Tant il est vrai que les années changent peu
notre nature et qu’il n’est pas d’âge pour nous délivrer des erreurs. Les
cheveux blanchissent plus vite que les faiblesses.
On rêve d’un événement pendant neuf
années ; on l’espère et on le redoute, on prie la Vierge chaque nuit qu’il
s’accomplisse et l’on prie Dieu chaque jour de l’empêcher ; on s’est
préparé, soir après soir, matin après matin, à ce que l’on dira s’il se
produit ; on a murmuré toutes les réponses que l’on donnera à toutes les
questions que l’on a imaginées ; on a prévu les cent, les mille façons
dont cet événement pourrait survenir… il survient. On est désemparé.
Ainsi se trouve Marie de Cressay ce
matin-là, parce que sa servante, qui fut autrefois confidente de son bonheur et
de son drame, est venue tout à l’heure lui chuchoter à l’oreille que Guccio
Baglioni était de retour. Qu’on l’a vu arriver au village de Neauphle. Qu’il
semble avoir train de seigneur. Que des sergents du roi lui servent d’escorte.
Qu’il doit être messager du pape… Les gamins sur la place ont regardé, bouche
bée, le harnais de cuir jaune brodé des clés de saint Pierre. À cause de ce
harnais, cadeau du pape au neveu de ses banquiers, toutes les cervelles du
village se sont mises à travailler.
Et la servante est là, essoufflée,
les yeux brillants d’émoi au-dessus de ses joues rouges, et Marie de Cressay ne
sait ce qu’elle doit ni va faire.
Elle dit :
— Ma robe !
Cela lui est venu tout seul,
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