La Louve de France
s’est prise tour à tour pour
une très grande pécheresse à laquelle le Tout-puissant a imposé cette
perpétuelle expiation, pour une martyre, pour une sorte de sainte tout exprès
désignée par les volontés divines à dessein de sauver la couronne de France, la
descendance de Saint Louis, tout le royaume, en la personne de ce petit enfant
à elle confié… C’est de cette façon qu’on peut devenir folle, lentement, sans
que les autres autour de vous s’en aperçoivent.
Des nouvelles du seul homme qu’elle
ait aimé, des nouvelles de son époux auquel personne ne reconnaît ce titre,
elle n’en a eu que de loin en loin, par quelques paroles du commis de la banque
à la servante. Guccio était vivant. C’était tout ce qu’elle savait. Comme elle
a souffert de l’imaginer, d’être impuissante à l’imaginer plutôt, en un pays
lointain, une ville étrangère, parmi des parents, d’elle inconnus, auprès
d’autres femmes sûrement, d’une autre épouse peut-être… Et voilà que Guccio est
à un quart de lieue ! Mais est-ce vraiment pour elle qu’il est
revenu ? Ou simplement pour régler quelque affaire du comptoir ? Ne
serait-ce pas le plus affreux qu’il fût si proche et que ce ne fût pas pour
elle ? Et pourrait-elle lui en faire reproche, puisqu’elle a refusé de le
voir, voici neuf ans, elle-même lui a si durement signifié de ne plus jamais
l’approcher, et sans pouvoir lui révéler la raison de cette cruauté ! Et
soudain elle s’écrie :
— L’enfant !
Car Guccio va vouloir connaître ce petit
garçon qu’il croit le sien ! Ne serait-ce pas pour cela qu’il a
reparu ?
Jeannot est là, dans le pré qu’on
aperçoit par la fenêtre, le long de la Mauldre, ce ruisseau bordé d’iris jaunes
et trop peu profond pour qu’on s’y noie, jouant avec le dernier fils du
palefrenier, les deux garçons du charron et la fille du meunier ronde comme une
boule. Il a de la boue sur les genoux, sur le visage et jusque dans l’épi de
cheveux blonds qui se tord sur son front. Il crie fort. Il a des mollets fermes
et roses, celui qu’on croit un petit bâtard, un enfant du péché, et qu’on
traite comme tel !
Mais comment ne s’aperçoivent-ils
pas tous, les frères de Marie, les paysans du domaine, les gens de Neauphle,
que Jeannot n’a rien de la blondeur dorée, presque rousse, de sa mère, et moins
encore de la noirceur profonde, du teint couleur d’épices, de Guccio ?
Comment ne voit-on pas qu’il est un vrai petit capétien, qu’il en a le visage
large, les yeux bleu pâle, un peu trop écartés, le menton qui deviendra fort,
la blondeur de paille ? Le roi Philippe le Bel était son grand-père. C’est
miracle que les gens aient le regard si peu ouvert et ne reconnaissent dans les
choses et les êtres que l’idée qu’ils s’en font !
Quand Marie a demandé à ses frères
d’envoyer Jeannot chez les moines Augustins d’un couvent voisin afin qu’il y
apprenne à lire et écrire, ils ont haussé les épaules.
— Nous savons lire un peu et
cela ne nous sert guère ; nous ne savons pas écrire, et cela ne nous
servirait de rien, a répondu Jean de Cressay. Pourquoi veux-tu que Jeannot ait
besoin d’en apprendre plus long que nous ? C’est bon pour les clercs
d’étudier, et tu ne peux même point le faire clerc puisqu’il est bâtard !
Dans le pré aux iris, l’enfant suit
en rechignant la servante qui est venue le chercher. Il jouait au chevalier, la
gaule en main, et était au moment d’enfoncer les défenses de l’appentis où des
méchants retenaient prisonnière la fille du meunier.
Mais voici justement que les frères
de Marie rentrent d’inspecter leurs champs. Ils sont poudreux, sentent la sueur
de cheval et ont les ongles noirs. Jean, l’aîné, est déjà pareil à ce que fut
leur père ; il a l’estomac lourd par-dessus la ceinture, la barbe
broussailleuse, et les deux crocs lui manquent parmi ses dents gâtées. Il
attend une guerre pour se révéler ; et chaque fois que devant lui on parle
de l’Angleterre, il crie que le roi n’a qu’à lever l’ost et que la chevalerie
saura bien montrer ce dont elle est capable. Il n’est point chevalier, du
reste ; mais il pourrait le devenir à la faveur d’une campagne. Il n’a
connu des armées que l’ost boueux de Louis Hutin, et l’on n’a pas fait appel à
lui pour l’expédition d’Aquitaine. Il a nourri un moment d’espoir lors des
intentions de croisade de
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