La malediction de la galigai
multicolores.
Piétinant la paille couvrant le sol, contournant les chiens qui sommeillaient et évitant de heurter de la tête les lièvres pendus aux poutres, Ganducci se dirigea lentement vers eux, l'oreille aux aguets sur ce qui se disait autour des tables. Comme toujours, les conversations les plus animées portaient sur les impôts iniques et les méfaits du Sicilien.
â Monsieur Fenicci ! l'interpella Canto quand il l'aperçut. Nous parlions justement de vous !
â De moi ? répliqua Ganducci, simulant la surprise.
Il s'approcha, tout souriant.
â Vous vous souvenez nous avoir parlé de ces gens qui avaient volé les recettes d'un trésorier, en Picardie ? Vous ne nous avez pas dit ce qu'ils sont devenusâ¦
â à dire vrai, je n'en sais rien ! répondit Ganducci en s'asseyant avec eux. (Ils n'étaient que trois à leur table.) Comme je vous l'ai raconté, c'est un ami à moi qui m'a narré cette histoire, lors d'un souper. Il est commis aux Aides et il connaît d'incroyables affaires de larronnage dont on ne parle jamais. Mais comme les voleurs n'ont pas été pris, je suppose qu'ils ont tout dépensé en garces et en vin !
» Heureux hommes ! ajouta-t-il après un bref silence.
Puis, élevant la voix pour surmonter le tumulte qui régnait, il héla La Coiffier 2 et réclama du vin bien frais.
â Savez-vous que j'ai appris une histoire bien plus extravagante ! chuchota-t-il ensuite, le sourire aux lèvres, se penchant vers ses compagnons pour que leurs voisins ne l'entendent pas.
â De voleurs ? s'enquit Sociendo, avec le même ton de conspirateur.
â Oui. Cela s'est passé il y a trente ans.
â Une vieille histoire ! laissa tomber Pichon, marquant son désintérêt.
â On peut le dire ! C'est Luynes qui a étouffé l'affaire. C'est pour cela que personne n'en a rien su, sauf le président de la Cour des aides.
â Luynes ? Le grand fauconnier ?
â Oui.
â Ãa remontre à loin ! ricana Pichon. Pourquoi pas Henri IV ?
Sociendo parut aussi se désintéresser de ce que disait Ganducci et lorgna vers deux garces aux tétins laiteux qui venaient d'entrer au bras d'un gentilhomme.
â Savez-vous combien on a volé ? demanda le gantier.
Sans attendre de réponse, il poursuivit :
â Un million de livres, compères !
â Un⦠balbutia Pichon, éberlué.
â C'était la recette générale des tailles de Normandie, expliqua Ganducci.
Canto, qui se disait seigneur de La Cornette, mais qui n'avait été qu'estafier chez le traitant La Rallière, intervint en haussant les épaules.
â On ne transporte jamais une pareille somme ! Je le sais ! fit-il. Je connais bien les transports de recette.
â Savez-vous qui était le voleur ? demanda narquoisement Ganducci.
Devant les regards négatifs, il articula lentement :
â Con-ci-no-Con-ci-ni.
â Pas possible ! s'exclama Pichon.
â Le maréchal d'Ancre était alors gouverneur de Normandie. Il avait besoin de un million, soit pour fuir, soit pour lever une armée contre le roi, peu importe. Il a donc décidé de faire transporter la totalité des tailles sur une barque et uniquement en or. Puis de les voler.
â Sur la Seine ? s'enquit Sociendo, brusquement intrigué.
Son changement d'attitude n'échappa pas à Ganducci.
â Oui, en gabarre. En même temps, il s'assurait de la complicité d'un nommé Petit-Jacques, un bandit qui volait les transports de marchandises sur la Seine. Dans un méandre, entre le château de la Roche-Guyon et Moisson, au moment où les haleurs et la troupe d'escorte étaient le plus fatigués, Petit-Jacques a fondu sur la gabarre avec une barque à voile. Ses complices ont tué les bateliers et arrimé la gabarre à leur barque. Ensuite, poussés par le vent et le courant, ils ont abordé l'autre rive où les attendaient des chevaux.
En racontant l'affaire, Ganducci la mimait avec les mains, comme tout Italien qui se respecte.
â Splendide ! s'exclama Sociendo.
â Mais Concini est mort, objecta Pichon. Qu'est devenu l'or ?
â Cela s'est passé une semaine avant qu'il ne soit tué sur le pont du
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