La Malédiction de la Méduse
de rester enfermé dans la cachemate », il a demandé à être muté à la surveillance de la « grosse fatigue ». Autrement dit, celle des forçats affectés aux travaux pénibles de l’arsenal ou du port, comme ceux qui ont été préposés au chargement de La Méduse. Le vin et la fumée aidant, je ne sens plus l’odeur tenace qui m’a assailli dès l’entrée. Je somnole à moitié en écoutant Miosec qui m’agace à répéter à tout bout de phrase : « mon ami l’médecin ». Je ne suis pas son ami et il me rappelle ces chiens ou ces chats qui d’instinct vont se coller aux pieds ou sur les genoux de ceux qui ne les apprécient pas. Mais comme ses explications incessantes m’empêchent de trop penser à Gabriele, je me laisse bercer par le babil.
Nous sortons dans le soir sans vent et passons devant l’Auberge de la Coquille d’Or où logent les gens de l’état-major. Moi je dors au bagne, Miosec a été chargé de mon hébergement et je me sens prisonnier. La rue étroite qui mène au port a beau être encombrée de marins à la recherche d’un coup à boire ou à tirer, de portefaix, ou encore de maraîchères à carrioles comme celle qui vient de me proposer « des fraises de Plougastel pour toi mon beau jeune homme », je trouve le port sinistre. Pourtant ce soir, il semble particulièrement animé.
Autour d’un des bateaux qui vont à l’île d’Aix, une masse compacte pousse force cris d’encouragement. À qui, à quoi ? D’où nous sommes, je ne parviens pas à distinguer ce qui crée cette soudaine effervescence. Ce ne sont assurément pas les forçats de Miosec puisque en attendant de pouvoir reprendre leur ouvrage, ils sont restés sous bonne garde au Port des Barques, en face des bateaux de l’expédition. Non c’est… une vache. Une grosse vache laitière blanc et noir qui meugle tant et plus.
Elle a les pattes et les pis coincés dans le filet à l’intérieur duquel des hommes de la barcasse, à l’aide d’un palan, essayent de la hisser à bord. La vache n’est pas seule. Ce n’est plus un quai d’embarquement, c’est une véritable ferme ! Une vingtaine de moutons regroupés par deux gamins dépenaillés dont l’un répète aux badauds que c’est « eu’l troupeau pour les bateaux d’Afrique » attendent leur tour. Ils ignorent du plus profond mépris six énormes cochons, un rien obscènes avec leur panse rose, velue et leur groin maculé. Au milieu des porcs, dans des caisses en bois à claire-voie, des poulets poussent des cris déchirants à croire qu’on les égorge. Ce qui risque tout de même de leur arriver prochainement.
En attendant, le spectacle continue. La malheureuse vache ballotte toujours dans son filet, de plus en plus affolée par les encouragements stridents que les badauds lui lancent. Est-ce l’effort ou l’émotion ? En tout cas « la Noiraude », c’est ainsi que l’appelle son propriétaire, laisse échapper une bouse impressionnante qui, sous les vivats, manque de peu la tête de l’infortuné paysan, mais macule son pourpoint. Le pauvre, tout en levant un poing rageur, rit bien sûr beaucoup moins que la foule des curieux dont nous sommes.
Je n’entends pas grand-chose aux vaches, mais je sais leur parler. C’est ce qu’admettait à contrecœur Éloïse, mon amoureuse. J’avais 10 ans et elle un de plus. Dans le grand pré derrière la maison de son père où paissait le bétail du fermier voisin, nous imitions le meuglement des vaches. Éloïse avait beau s’époumoner, les Normandes continuaient à mastiquer leur pâture sans même lui jeter un de ces regards abrutis dont elles ont le secret. En revanche dès que je me risquais à cette bovine imitation, une, deux, trois bêtes, comme pour me répondre, meuglaient à leur tour. Le gamin de la ville que j’étais n’en était pas peu fier. C’est en grande partie, grâce à cette disposition vocale qu’Éloïse m’avait autorisé un baiser sur le nez. Des années plus tard, quand j’ai rencontré Gabriele en Gascogne chez une amie de sa mère qui possédait une volière, j’ai voulu pour l’épater imiter des oiseaux siffleurs d’Extrême-Orient. Ce fut un solide fiasco. Enfin pas totalement puisque, après m’avoir accusé de ne savoir parler ni aux filles ni aux moineaux, elle m’avait conseillé de me taire et de l’embrasser… Mais à quoi bon repartir dans les souvenirs ?
CHAPITRE III
Les nuits sont courtes et moites, les journées
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