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La Malédiction de la Méduse

La Malédiction de la Méduse

Titel: La Malédiction de la Méduse Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Érik Emptaz
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des crochets de fer fichés dans les solives, sont pendus des andouilles et deux jambons. Je lorgne celui dont l’entame est emmaillotée dans un torchon taché. J’ai faim.
    Il faut gueuler pour se faire entendre et c’est ce que fait l’homme qui m’a amené ici, un nommé Miosec, sous-adjudant au pénitencier de Rochefort : « Eh, la Marinette ! R’mue-toi un peu les viandes ! À c’t’heure on veut du fricot et puis de quoi trinquer… Trouve-nous d’la place et tout ça pour mon ami l’médecin et pour moi, sans quoi y aura du fracas ! » Avant d’entrer, le garde-chiourme m’a confié avec un clin d’œil appuyé qu’il avait « bien connu la gargotière dans ses belles années ». Au ton dont lui répond cette dernière, une solide rousse à l’œil toujours vif et au corps bien campé, il n’est pas certain que Marinette ait conservé un souvenir ému de l’affaire : « Dis donc, c’est pas un sous-argousin décati qui va m’dire ce que j’dois faire. T’avise pas de me r’causer comme à tes forçats, sinon c’est sur l’bonnet qu’tu vas l’avoir, ta soupe ! » En voyant mon air gêné, elle se radoucit : « Faut pas m’en vouloir, le jeune gentilhomme, mais vot’ compagnon, à force de surveiller les doubles chaînes, il nous parle comme à sa chiourme…»
    De ses doigts courts, épais comme des saucisses, Miosec se contente de tirer sur sa moustache qu’il a plus fournie que la repartie. Ses petits yeux bleus rapprochés et chafouins s’animent seulement lorsque la gargotière revient avec deux grosses écuelles de grès pleines d’une épaisse soupe de poisson au fumet vigoureux et un lourd pichet empli d’une piquette astringente.
    Miosec a la charge des trente forçats affectés au chargement de La Méduse, sur laquelle j’attends encore d’embarquer. Le chargement a pris du retard. Une partie des vivres et du matériel scientifique n’est toujours pas arrivée au port et, du coup, les forçats qui devaient remplir les soutes et les cales de La Méduse se retrouvent sans ouvrage. En ma qualité de chirurgien surnuméraire de troisième classe, c’est-à-dire de « dernier arrivé dans le grade le moins élevé », je suis contraint de rester à Rochefort et d’attendre l’arrivée des caisses avec ce Miosec pendant que mes supérieurs ont quartier libre.
    Le crâne dégarni caché par le bonnet de drap bleu inhérent à sa fonction et la poitrine ceinte d’une écharpe jaune, mon garde-chiourme n’a guère d’autre sujet de conversation que le bagne. De la soupe plein les moustaches, il vide son écuelle à grand bruit en m’expliquant la signification des lettres « TP » cousues sur les chemises rouges des forçats enchaînés dont il partage la garde avec un sergent-major. Les TP ce sont les perpétuité, les travaux forcés à vie, à ne pas confondre, avec les TT, les travaux forcés à temps. J’ai beau avoir souvent croisé sur le pavé du port des cohortes de ces pauvres bougres en chemise rouge et culotte orangée, le crâne rasé sous un bonnet marqué de leur numéro de matricule, traînant de lourds sabots et leurs chaînes aux maillons allongés, j’ignorais ces détails et j’acquiesce, l’air captivé. Un peu trop, sûrement, car Miosec encouragé, reprend un second bol de soupe et en rajoute sur les particularités techniques et lexicales de son peu aimable métier. Il entreprend, tout rengorgé, de me décrire le fonctionnement du bagne de Rochefort et de ses grandes salles calquées sur les ponts des galères : « T’as une double rangée de bancs de bois : les taulards qu’on appelle ça et les gars on les enchaîne au ramas, une grande barre de bois qu’est comme une rame. Manque que les coups de fouet, mais pour les récalcitrants t’as la bastonnade, c’est pas des coups de bâton comment que tu pourrais croire, c’est des coups de corde et si ça suffit pas à leur faire entendre raison, là y sont bons pour la double chaîne. » La « double chaîne », c’était sa spécialité au sous-adjudant avant qu’il ne soit affecté à La Méduse. Il s’occupait de ces récalcitrants, des incorrigibles enfermés dans une salle à part. Attachés jour et nuit par deux chaînes : une à la taille, l’autre à la cheville leur autorisant trois pas tout au plus. Ceux-là ne sortent pas même dans la cour, ils filent du chanvre pour la corderie ou tressent des boîtes en paille. Mais Miosec en avait « assez

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