La Malédiction de la Méduse
Senegal in 1816. Notre ouvrage s’est fort bien vendu en Angleterre. Devenu libraire et éditeur Corréard ne chôme pas. L’enseigne de sa boutique dans la galerie de bois du Palais-Royal a changé depuis peu. La « librairie Corréard et associés » s’appelle désormais « Au naufragé de La Méduse ». L’endroit est petit mais fort bien placé, les affaires sont florissantes. Corréard a fait de notre drame son fonds de commerce. Un naufrage pour se renflouer, la boucle est bouclée.
Je me moque, mais ne juge pas. D’autant que je profite très largement du suciès de l’entreprise de celui qui résume la situation par une formule dont il aime se gargariser : « Nous étions compagnons d’infortune, nous voilà compagnons fortunés. » Le terme est excessif, mais je dois reconnaître que la publication des diverses versions de notre ouvrage m’a mis à l’abri du besoin. Corréard a choisi d’en faire un métier. Je lui donne cent fois raison. Pour ma part, j’avoue que depuis un an je me contente d’en empocher les dividendes.
« Tu sais ce qu’a dit le roi, Jean Baptiste ? » Tout à mes considérations, je n’ai pas vu surgir Géricault. Il est pâle, toujours barbu, épuisé par ces seize mois à vivre comme un reclus avec son tableau. Depuis qu’il en a terminé, il passe à tout instant de la surexcitation à l’abattement profond. Il ne figure pas parmi les artistes officiellement présentés à Sa Majesté, mais m’explique-t-il, un journaliste du Mercure de France lui a rapporté ce que Louis XVIII a dit devant la toile : « Il était à trois pas du roi. Il paraît que Sa Majesté a dit à Decazes, son ministre préféré : “C’est donc ce grand tableau si sombre” et qu’il a ajouté : “Voilà un naufrage qui ne fera pas celui de l’artiste qui l’a peint !” » Et Théo d’ajouter : « Je ne sais trop ce qu’il faut en penser, mais la critique, elle, m’a déjà écharpé, en tout cas ! Je reviens. » Il disparaît dans la cohue en m’adressant un petit signe de la main.
Il est vrai que la critique officielle a déjà daubé sur l’obscurité de la toile après l’avoir découverte au théâtre italien. Chacun s’attendait à des scènes de rixe et d’anthropophagie, or tout est dans les yeux des naufragés qui disent ce que nous avons enduré, ce que nous avons fait et notre espoir insensé. Mais pour s’en rendre compte, il faut prendre le temps d’observer. En ce jour d’inauguration, ce n’est pas le cas des centaines de visiteurs qui donneraient leur chemise pour ressortir à l’air frais. Ils ne voient le Radeau que comme une toile parmi les autres. Juste un peu plus grande, juste un peu plus sombre. Sans s’apercevoir qu’elle dit plus qu’elle ne montre.
Moi j’aime, sous son abord académique, cette sombre synthèse de charogne et de chair, de lumière pisseuse et d’ombres goudronnées, d’anéantissement et de folle espérance, d’émotions qui, dans la réalité, commencent déjà à se déliter. Le temps agit sur l’horreur comme le sirop sur les griottes sauvages. Confinés dans le bocal de nos mémoires, les souvenirs les plus acides s’édulcorent. Théo, en peignant l’instantané, est parvenu à en fixer l’acmé pour en laisser la trace. Son tableau dit mieux notre malheur que chacun de nos mots.
17 juillet 1816-19 août 1819… Tout est allé si vite : un seul jour a suffi pour que Gabriele passe de l’amour à la mort. Une soirée pour que je me méprenne et m’enrôle. Une semaine pour nous échouer. Quinze jours pour faire d’un étudiant en médecine un anthropophage. Quelques minutes pour être sauvé. Trente jours pour rentrer… Tout cela additionné fait bien moins que les seize mois qu’il a fallu à Théo pour peindre le Radeau. Plus de trois ans déjà que L’Argus nous a arrachés à la mort. Que reste-t-il de notre révolte face à l’abandon, de notre hargne, de nos peurs, de nos douleurs, de cet enfer qui nous a rassemblés et déchirés ? Et pourquoi d’ailleurs, dis-je « nous » et non « je » ?
Peut-être parce que le tableau nous réunit de nouveau. Mais dans la réalité, depuis que nous avons posé pied à terre, nous nous sommes vite éloignés. Les uns des autres. Des quinze du radeau, outre Corréard et Lavilette le charpentier, je n’ai pratiquement revu personne. Si l’adversité crée des liens, les nôtres se sont distendus comme l’amarre qui rattachait
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