La Malédiction de la Méduse
armes de Saint Louis. Puis, sous l’œil des trois soldats et de Bricard, il extrait avec fièvre la lettre qu’il commence à lire. D’abord silencieusement, puis à haute voix : « Monsieur, suite à vos nombreux courriers et aux multiples requêtes de vos amis, je me vois au regret de vous informer qu’en vertu des règlements de l’ordre royal et militaire de Saint Louis, comme d’ailleurs de ceux de la Légion d’honneur, il nous est définitivement impossible de donner suite à votre demande. Vous avez, Monsieur, été condamné et dégradé par le Conseil de guerre en date du 1 er mars 1817 et à ce double titre vous êtes radié à vie…» Abasourdi, Chaumareys laisse tomber la lettre. Ses cheveux blancs sont ébouriffés, sa chemise défaite, il est pâle et il pue un mélange de transpiration malsaine et de pisse séchée. Un des soldats l’aide à s’asseoir et lui tend un gobelet d’eau-de-vie que l’ex-capitaine avale d’un trait en grimaçant. Une quinte de toux le secoue douloureusement, mais son souffle revient, son obsession aussi. Radié à vie ? C’est bon pour les coupables ! Il va leur arracher sa réhabilitation, à ces obtus, à ces asservis. Si 10 lettres n’ont pas suffi, il en écrira 20 autres. Si l’influence de ses amis n’a pas eu d’effet, il saura faire appel à de plus haut placés.
Même de sa prison, il déjouera les manigances des intrigants qui veulent sa perte. Même dégradé, même enfermé, il écrasera cette cabale de pleutres et d’envieux. Il va leur montrer qui est vraiment le vicomte Hugues de Chaumareys, héros de Penthièvre, capitaine de frégate de Sa Majesté, injustement accusé et condamné pour avoir fait son devoir !
Les signataires de cette lettre appartiennent sûrement à l’engeance de ces officiers qui l’ont chargé devant le Conseil de guerre : « Je vais les faire casser, moi, ces petits merdeux, je vais leur apprendre le respect de leurs supérieurs et de leurs aînés…» Chaumareys s’est relevé, mais il n’a plus d’auditoire. Tandis qu’il vociférait, les soldats et Bricard se sont éclipsés, le laissant à sa bouteille. Le gobelet qu’avale le prisonnier en fermant les yeux le brûle comme la braise et le laisse sans voix.
CHAPITRE XXXIII
Il est là, devant moi, massif et imposant. La qualité de la reproduction est d’une telle précision que je suis étonné de ne pas être plus troublé. Reconstitué minutieusement, avec ses tronçons de mât sectionnés à la hache, ses bastaings grossièrement équarris, ses tonneaux défoncés, ses planches noircies de goudron et ses cordages enchevêtrés, ce radeau est l’exacte réplique du nôtre. « Plan du radeau de La Méduse au moment de l’abandon » : un dessin au crayon sur une grande feuille de papier épinglée au mur de l’atelier a servi de modèle. Sous le titre, la légende en lettres anglaises à l’encre de Chine, est des plus lapidaires : « Cent cinquante français avaient été placés sur cette machine, quinze seulement furent sauvés 19 jours après ». Un an et demi plus tard, est-ce de voir « la machine », posée à même un plancher taché de peinture en guise d’océan, sous la verrière d’un atelier d’artiste parisien ? Ce radeau réduit ne suscite chez moi, l’un des « quinze seulement », d’autre émotion que celle que provoque une prouesse technique.
Le souvenir est intact pourtant. Chaque nuit ou presque depuis notre sauvetage, la douleur est ravivée par des cauchemars récurrents. Je rêve toujours et encore que je suis sur ce radeau. Quand je me réveille dans le noir, trempé de sueur et non pas d’eau de mer, il me faut du temps avant de constater, tout heureux et surpris, que je me trouve dans mon lit. Mais là, j’ai beau essayer de me remémorer la place que j’occupais sur notre embarcation de fortune, chercher mon perchoir, près des tonneaux, je ne perçois cette maquette trop parfaite du radeau que comme « un jouet d’enfant gâté ». J’ai eu le malheur de faire part de cette remarque à Corréard qui s’est empressé de la relever : « Excellent, ça, mon petit Jean Baptiste : nous sommes devant un jouet alors que sur le vrai radeau, c’est nous qui étions le jeu des flots… Ah oui, j’aime beaucoup ! Je le note et le rajouterai dès notre prochaine édition…»
Corréard, qui a déjà reproduit ce croquis du radeau dans la dernière édition de notre récit, ne tarit
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