La Malédiction de la Méduse
pas d’éloges sur le travail du charpentier Lavalette. C’est lui qui a réalisé d’abord une maquette en modèle réduit, puis ce radeau plus grand. Lavalette est très flatté d’être cité dans l’ouvrage. « C’est bien de l’honneur », nous répète-t-il chaque fois que nous le croisons. Nous avons vécu la même tragédie, enduré les mêmes périls et mangé les mêmes « chairs », pourtant j’ai peu de souvenirs de lui. Quand je l’ai rencontré chez Théo, sa tête me rappelait vaguement celle d’un passager sans doute croisé sur La Méduse , ce qui m’a fait une fois de plus mesurer à quel point, confinés sur notre radeau, nous pouvions vivre les uns sur les autres sans nous voir, tant chacun ne pensait qu’à sauver sa peau.
Mon récit revisité par Corréard en est à sa troisième réimpression. En le relisant, j’ai parfois quelques difficultés à y retrouver ma prose. Il a changé de style et de ton. J’avais écrit un rapport circonstancié pour des militaires en m’en tenant aux faits, sans fioritures et avec le plus de précision possible. Corréard, lui, a gardé les faits mais il en a enjolivé quelques-uns et assombri d’autres. Il a voulu que j’y mette de l’indignation, de la colère. De la couleur aussi. Dans les quelques libertés prises avec la stricte réalité, rien de bien grave, mais au passage, il ne s’est pas oublié. Il n’a pu s’empêcher d’améliorer son rôle, de grandir son personnage : « C’est dans le strict intérêt du lecteur. Dans une aventure, il faut des héros, comme dans les romans… Dans ton récit tu étais trop en retrait et moi aussi… Pour que les gens ressentent ce que nous avons enduré, il faut qu’ils puissent se dire que la même chose aurait pu leur arriver. Et pour qu’ils se le disent, il faut qu’ils aient un modèle à qui s’identifier et le modèle, c’est nous… alors je nous ai juste rendus un peu plus aimables, c’est tout ! » Je ne peux pas trop protester car Corréard, afin que je n’en prenne point ombrage, a veillé à me tailler aussi un rôle de héros. J’ai même dû batailler pour qu’il n’en fasse pas trop. Et surtout refréner sa fâcheuse tendance au pathos pompeux et à la tirade justicière et vengeresse. Mais je dois reconnaître que le résultat, quoiqu’il ne me plaise pas en tous points, est un succès et se vend fort bien. Je ne saurais m’en plaindre, car la marine est peu reconnaissante envers ses « héros ». La fort modeste demi-solde que je touche depuis mon retour en atteste.
Un fonctionnaire du ministère m’a laissé entendre que Dubouchage et ses proches conseillers nous reprochent d’avoir donné à cette affaire une publicité dont ils se seraient passés. J’ai eu beau arguer que ma relation du naufrage était destinée au ministre de la Marine, que sa diffusion avait été organisée à mon insu, il m’a été répondu que l’on ne me reprochait pas ces « prétendues fuites ». Que peu importait celui ou ceux qui avaient eu intérêt à les faciliter. Ce qui était inadmissible, c’est que le récit à succès qu’on en avait tiré donnait de la marine une bien piètre image.
Dubouchage, d’autant plus remonté que son poste est en jeu, répète, paraît-il, que mes camarades du radeau et moi-même, avec nos jérémiades, sommes des ingrats qui ont trop vite oublié la grande mansuétude dont la marine a fait preuve à notre égard. Mon informateur au ministère m’a expliqué que Dubouchage avait beaucoup pesé pour qu’en raison « du grand désordre mental engendré par notre errance, nous échappions à un passage devant le Conseil de guerre afin d’y répondre des actes de sauvagerie caractérisée auxquels nous nous sommes livrés ». En clair : Il nous faudrait donc nous taire et remercier. Même si nous le voulions, je crains qu’il ne soit un peu tard. Notre récit a déjà fait le tour de Paris, il se vend à Londres et d’autres que nous sont en passe de faire connaître le calvaire que nous avons enduré. Cette maquette soignée doit permettre à un peintre d’immortaliser notre histoire. C’est lui, Théodore Géricault que je suis venu voir.
Depuis six mois, nous parlons presque chaque semaine. Au début j’étais un peu méfiant et Corréard aussi. Qui était ce dandy qui prétendait fixer notre malheur sur la toile ? La réponse n’a pas tardé. En découvrant la puissance de ses esquisses, en l’écoutant me
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