La Malédiction de la Méduse
d’un autre qui le retient. Tous font des signes épuisés en direction du bateau. Le troisième croquis est plus sombre, plus coloré aussi : les personnages, enduits d’une lumière blafarde, agitent désespérément des lambeaux de chemises et d’uniformes en direction de L’Argus qui se détache, au loin, sur un horizon noir.
« Mon préféré est celui où l’on aperçoit à peine L’Argus. Il faut scruter l’horizon pour découvrir que c’est un bateau. On ignore s’il vient vers nous ou s’il s’en va. L’espoir ou l’abandon, on ne sait pas…
— C’est la réponse que j’attendais, Jean Baptiste, je vais représenter L’Argus encore plus lointain, juste un mât et des voiles, presque un point… Presque rien au milieu du néant ! »
CHAPITRE XXXIV
Dans la chaleur épaisse et poisseuse de cette fin de mois d’août, des dizaines de visiteurs se pressent en transpirant sur le parquet encaustiqué du salon de 1819 au Louvre. Brouhaha mondain et enfumé d’un vernissage. Le roi est là, podagre et gras, teint de cire empourpré de couperose, pommettes empâtées, cheveux blancs aux racines jaunies. Bouffissure du menton enrubannée d’une écharpe de soie grège, épaulettes dorées, toutes décorations sorties sur une jaquette qui le boudiné. Ses gros yeux ronds marron vont du tableau à la foule obséquieuse qui se presse pour être vue à ses côtés. La dernière fois que je l’ai croisé, c’était lors de l’évacuation de La Méduse , il était dans la paille d’une caisse de bois défoncée au fond de l’entrepont. Son lourd faciès de bronze à la sombre patine sortait d’entre les planches brisées comme d’un cercueil profané. Les pillards qui espéraient y trouver je ne sais quel trésor, ou simplement à boire, avaient délaissé la caisse et son contenu. Qu’est-il advenu de cette statue en bronze destinée à trôner en bonne place à Saint-Louis ?
A-t-elle été embarquée sur l’une des chaloupes ? Est-elle restée sur l’épave ? S’enfonce-t-elle désormais sous le sable du banc d’Arguin, ou a-t-elle été refondue et transformée en outils ou en bijoux par les Sénégalais qui l’auront trouvée ? Le frère de Louis XVI servant d’abri aux murènes, de mortier à millet ou de colifichet. Même avec une couronne sur la tête et du sang bleu dans les veines, nous sommes peu de chose !
Si elle n’est guère plus expressive que ces objets, Sa Majesté, la vraie, est là, à quelques mètres à peine de moi, en arrêt devant le tableau de Géricault. J’imaginais que sa suite veillerait à ce que le Radeau ne fasse pas partie du circuit de la visite royale, mais je me suis trompé. Louis XVIII, qui sue dans son plastron et s’essuie le front à l’aide d’un mouchoir de batiste, est campé face à la toile. S’il ne dispose pas du recul suffisant pour en avoir une vision globale, il a l’air d’en scruter chaque détail. Sans doute a-t-il lu sous le cadre la plaque imprimée : « Salon de 1819 : œuvre numéro 510 intitulée Scène de naufrage. Théodore a été prié par les commissaires du salon de ne pas nommer La Méduse. « Nous sommes dans un salon de peinture, ce n’est ni une tribune, ni un prétoire », lui ont-ils expliqué. Peindre des vagues d’accord, mais surtout ne pas en susciter.
Le vieux roi regarde le grand tableau. Le voilà même qui s’enhardit à montrer du doigt un détail de la toile. Sait-il que l’homme agenouillé au premier plan est le peintre Delacroix qui a servi de modèle à Théo ? Sait-il que les deux « félons » qui ont révélé l’affaire y figurent également : Corréard de dos, agitant une chemise, et moi à l’avant du radeau, le bras tendu en direction de L’Argus qui n’est plus qu’un infime point à droite sur l’horizon jaunâtre ?
Dubouchage, le ministre de la Marine, lui a écrit, dès qu’il a eu connaissance de l’existence du tableau qu’une telle œuvre « ne devrait jamais être mise sous les yeux des hommes ». Mais son cher Decazes, le ministre de la Police, lui a aussitôt déconseillé la censure : l’interdire c’était évidemment prendre le risque de lui donner plus grande notoriété. Le tableau est donc sous les yeux des hommes, et devant ceux du roi. Il est aussi à portée de regard de l’un de ceux par qui le scandale est arrivé.
Corréard ne viendra pas, il surveille à Londres la réédition anglaise de Narrative of a voyage to
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