La Marquis de Loc-Ronan
San-Roque, à gauche, Algésiras, toutes deux véritables villes espagnoles, toutes deux filles non dégénérées de la poétique Andalousie. Puis pour horizon les montagnes qui entourent Grenade. Sur la tête un soleil sans nuage. Sous les pieds une mer calme et azurée. Gibraltar est un diamant maritime de l’Europe, et, suivant leur habitude, les Anglais l’ont fait monter pour le passer à leur doigt. Ils ont dédaigné les autres points du golfe dont la position topographique, pour être tout aussi pittoresque, est bien moins défendue par la nature. Mais ces considérations, dont le développement nous entraînerait trop loin, ne sont pas du ressort du roman. Contentons-nous de dire au lecteur que, sans plus ample peinture, nous le conduisons dans la baie que nous venons de nommer. Treize mois se sont écoulés depuis le moment où nous avons interrompu notre récit. C’est au mois de janvier 1794 que nous allons le reprendre.
Il est dix heures du matin ; l’air est tiède et le soleil rayonnant. Une forte brise de l’est souffle dans le détroit et augmente la force du courant qui porte la Méditerranée vers l’Océan. Un navire vient de doubler le rocher de Gibraltar et se dirige vers le centre du golfe. Ce navire est le lougre le Jean-Louis .
À l’avant, le vieux Bervic est appuyé sur les bastingages et contemple avec indifférence le riche paysage qui se déroule sous ses regards blasés. Un groupe de cinq personnes est à l’arrière. C’est d’abord Marcof, puis Keinec, Jahoua et Piétro. Ils entourent un siège sur lequel est assise une femme aux traits amaigris, aux longs cheveux blonds, à l’expression mélancolique.
Cette femme peut avoir quarante ans. Toute sa personne est empreinte d’un cachet indéfinissable de distinction et de noblesse. Sa bouche souriante, son front pur, ses yeux aux doux rayonnements, aux regards bienveillants, indiquent l’ineffable bonté de l’ange qui a souffert et qui pardonne à ses bourreaux. Elle écoute avec une anxiété visible les paroles de Marcof, qui semble terminer un long récit.
– Après ? demanda-t-elle en voyant le marin s’interrompre.
– Après ?
– Oui.
– Piétro vous donnera plus de détails, mademoiselle. Qu’il complète mes révélations.
L’inconnue se tourna alors vers l’Italien.
– Vous avez entendu, mon ami. Voulez-vous avoir la bonté de parler à votre tour ? Surtout n’omettez rien ; racontez les plus légers détails. Vous devez penser à quel point ce récit m’intéresse. Ne vous inquiétez pas de mes larmes, si elles coulent encore. Il faut bien que je sache tout.
Piétro interrogea Marcof du regard.
– Parle ! répondit le marin.
L’Italien s’inclina respectueusement devant son interlocutrice et commença :
– Ce que je vais vous dire, mademoiselle, je l’ai déjà raconté à Marcof, et je le tiens de la bouche même de Cavaccioli, l’ami de Diégo. Voici ce qui s’est passé après que Marcof vous eut arrachée à une mort certaine. Diégo et Raphaël avaient emporté la cassette contenant les papiers de vos deux frères. Il paraît que dans ces papiers ils découvrirent un secret de famille.
– Secret que je puis vous révéler maintenant, interrompit l’inconnue, car ce secret n’en est plus un. Il faut que vous sachiez, messieurs, qu’en 1768 mon père fut exilé de France par ordre du roi Louis XV. Il avait eu le malheur de déplaire à madame Du Barry, et de s’être déclaré le partisan zélé de M. de Choiseul et des parlements. Libre de choisir le lieu de son exil, il adopta l’Italie, et vint avec sa famille s’installer à Rome. Nous étions trois enfants. L’aîné, mon frère, qui devait un jour hériter du nom et des armes de la famille, était alors le vicomte de Fougueray. Le second se nommait le chevalier de Tessy ; et moi enfin, Marie-Augustine de Fougueray. Les premières années de notre séjour dans la capitale du monde chrétien se passèrent calmes et heureuses. Mon père avait fait réaliser une grande partie de sa fortune. Il ne possédait plus en France qu’une petite terre située dans la basse Normandie. Nous vivions grandement à Rome. Enfin le malheur s’abattit sur nous. Nous perdîmes notre père. Mon frère aîné sollicita du roi notre rentrée en France et il l’obtint. Nous résolûmes de quitter l’Italie. Nous étions alors en 1774.
La pauvre femme s’arrêta comme dominée par l’émotion, puis elle
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