La mémoire des flammes
descendant de la Révolution, que l’on pouvait considérer – à ses débuts – comme l’une des périodes les plus utopiques, les plus naïves de l’histoire de l’humanité. Lui qui avait tendance à voir le monde en noir et blanc, voilà que Joseph et Talleyrand l’avaient plongé dans leur univers à l’infinie palette de gris.
Il envoya le domestique guetter l’arrivée du médecin-major et examina la pièce. La bibliothèque contenait des récits de voyage, des Mémoires de militaires, des ouvrages de Vauban, des pièces de Molière... Chacun de ces livres reflétait une parcelle de la personnalité de leur propriétaire. Berle avait dû rire en lisant les aventures de ce pauvre Don Quichotte tout en se demandant s’il n’y avait pas un peu de ce personnage en lui-même ; il avait contemplé ces sortes de sangliers à tête humaine prétendument observés dans tel ou tel pays exotique et représentés dans Des monstres et prodiges d’Ambroise Paré ; peut-être avait-il rêvé d’une rencontre amoureuse tout en lisant Marivaux... Du coup, le « corps » Berle redevenait une personne, ce qui rendait plus difficile à supporter l’idée de sa disparition.
— Je me demande s’il a parlé... dit Lefine.
— Non, répliqua Margont.
— Comment pouvez-vous dire cela ?
— Parce qu’il était déjà mort quand on l’a brûlé.
Il désigna les poignets.
— Regarde sous ses liens. La peau est indemne. Si cet homme avait été encore vivant tandis qu’on lui brûlait le visage dans sa cheminée, il aurait tenté de se libérer, il se serait débattu du fait de la douleur... Ses poignets auraient été meurtris jusqu’au sang.
Lefine recula machinalement. La folie l’effrayait plus encore que la barbarie.
— Nous aurions affaire à un dément, alors...
— Je ne sais pas...
Jean-Quenin Brémond arriva sur ces entrefaites, pressé, comme toujours. Il ôta son manteau, révélant son uniforme de médecin-major, dont le bleu était plus clair que le bleu sombre habituel de l’armée française. Ses gestes étaient nerveux et précipités dans la vie quotidienne et, à l’inverse, lents et précis lorsqu’il pratiquait la médecine ou l’enseignait. Si bien que sa vie semblait toujours se dérouler soit trop vite, soit trop lentement. Voilà quelques jours, un confrère du service de santé des années lui avait reproché de consacrer trop de temps à soigner les prisonniers russes. Depuis lors, en guise de protestation, il arborait une décoration russe que lui avait offerte un hussard d’Elisabethgrad à qui il avait sauvé la vie ! À l’instar de Margont et de Lefïne, il entrait régulièrement en conflit avec les règlements militaires... Et comme ses colères étaient célèbres, ses aides, les sentinelles et les blessés faisaient mine de ne pas remarquer ce petit ruban bleu et son étrange médaille argentée.
Mejun apparut avec un temps de retard. Margont lui demanda de les laisser seuls, puis il exposa à son ami ce qu’il attendait de lui, sans lui révéler ses premières déductions. Le médecin-major s’accroupit près de la victime. Il n’était pas choqué, avec ses dix-sept ans de service dans une armée perpétuellement en guerre. Ces derniers temps, quelles que fussent les blessures qu’on lui montrait, il avait déjà vu pire. Toujours.
— Cette personne a été tuée d’un seul coup de couteau assené en plein coeur. L’attaque était très précise et l’assassin était sûr qu’il allait la réussir, car il n’a pas réitéré son geste.
Il se releva pour contempler le bureau, s’accroupit à nouveau et fouilla dans sa mallette pour en ressortir une pince qu’il plongea dans la plaie.
— La victime était assise devant son bureau. Son assaillant est arrivé derrière elle. Il a dû plaquer sa main sur sa bouche tandis qu’il la poignardait de la main droite. Oui, parce qu’au vu de l’orientation de la blessure, il s’agit d’un coup porté par-derrière par un droitier. Je conclus de tout cela que le coupable connaît très bien le corps humain et ses points vitaux. Il s’agit probablement d’un médecin, d’un boucher ou d’un soldat aguerri. Je reconnais que cela représente beaucoup de suspects... Le sang a éclaboussé le bureau, puis a un peu coulé sur les vêtements et le plancher tandis que l’on déplaçait le corps. Mais le coeur a rapidement cessé de battre, ce qui explique pourquoi il y a relativement peu
Weitere Kostenlose Bücher