La mémoire des flammes
si l’on avait marché dans la gueule d’un Léviathan en train de dévorer le monde. Un apprenti boucher le reconnut et marcha à sa rencontre. Lui se contenta de hocher la tête et suivit le jeune homme vers les enclos. Là, ils se placèrent à l’abri des regards. Comme convenu au préalable, il lui donna une pièce de vingt francs, mais, quand il lui demanda de partir, l’apprenti refusa.
— Je veux voir ce que vous faites aux bêtes.
— File, tu n’auras pas plus. Quelqu’un est déjà passé avant toi qui a tout emporté.
L’employé s’obstinait, par curiosité. L’homme protesta encore, puis, pressé par le temps, céda. Il ouvrit son sac, qui renfermait onze petits pots en terre cuite. Onze chances de succès. Il sortit une aiguille de sa poche, prit un premier récipient et en ôta le bouchon, ce qui eut pour effet de libérer une forte odeur végétale. Le boucher s’amusait de ces manières mystérieuses. L’homme plongea la pointe de son aiguille dans ce liquide noir et sirupeux, dont le parfum était décidément si puissant qu’il semblait que ce pot, par quelque tour de magie, recelât une forêt vierge miniature. De sa main rendue tremblante par l’émotion, il piqua un boeuf à la cuisse. L’animal ne broncha pas. L’homme jeta l’aiguille dans la paille, loin de lui, de peur de se faire prendre à son propre piège, referma le récipient, le rangea dans une poche... Il agissait avec une froide méticulosité. Il prit une nouvelle aiguille et répéta la même opération avec un deuxième pot. Toujours rien. Il recommença. Échoua. Essaya à nouveau. Échoua encore. Ses gestes se répétaient à l’identique, tels ceux d’un automate. Seules variaient les odeurs des substances, suave et forte, aigrelette et ténue, pareille à l’humus d’une forêt après un orage... À la septième piqûre, au bout d’à peine quelques secondes, le boeuf fut parcouru d’un frisson. Ses pattes postérieures se mirent à trembler, comme si l’air ambiant était subitement devenu glacé. Les crampes se propagèrent dans tout le corps et ce boeuf, cet énorme boeuf de huit cents kilos, ouvrant une gueule béante, mais ne parvenant même plus à mugir, s’effondra et bascula sur le côté. Raide. Mort. L’homme pivota sur lui-même et piqua le boucher au bras. L’effet fut plus rapide encore et celui-ci s’écroula sans même comprendre ce qui lui arrivait. Dans sa bouche grande ouverte, l’air ne circulait plus.
L’homme rangea son matériel et s’en alla. Personne ne se soucia de lui, tant abondaient les trafics en tout genre. La joie l’envahissait. Il avait ce qu’il voulait. Ce poison était même plus efficace encore que ce qu’il avait entendu dire à son sujet. Sa confiance en lui ne connaissait plus de bornes. Désormais, il possédait le toucher-tuer d’un dieu.
CHAPITRE XIII
Le 20 mars, Margont paya un garçon de courses pour que celui-ci transmette un billet à « M. Lami ». Le message était codé, selon une méthode qu’il avait mise au point avec Lefine par le passé, pour tromper l’ennui d’interminables journées de bivouac. Une fois déchiffré, on obtenait seulement la phrase suivante : « Rendez-vous à midi chez Marat. »
Ils se retrouvèrent à l’heure dite aux abords de Paris, au pied de la butte Montmartre, le « mont Marat » comme on le surnommait parfois sous la Révolution. Lefine employait encore cette appellation désuète, par dérision. Margont ressentit un vif plaisir à revoir son ami. Il avait l’impression de redevenir lui-même !
— Tu es sûr de ne pas avoir été suivi ?
— Certain. Et vous ?
— Moi aussi. À force, je deviens bon à ce petit jeu qui consiste à compliquer son trajet. Ça y est ! Je les ai rencontrés !
Il raconta les événements qui avaient abouti à son admission dans l’organisation, puis ce que lui avait confié Charles de Varencourt.
— Et toi ? Qu’as-tu appris sur nos suspects ?
Lefine s’assit et s’adossa contre un arbre, à l’ombre.
Margont l’imita. Les oiseaux chantaient à tue-tête, invitant le printemps à se presser.
— Tout ce que je vais vous raconter provient des dossiers de la police qui ont été enrichis par les rapports de Charles de Varencourt. J’ai parfois pu compléter le tout grâce à mes propres recherches.
— De quelle police s’agit-il ? Il y en a tellement...
— La police personnelle de Joseph, car c’est elle qui contrôle
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