La mémoire des flammes
est notre adversaire le plus virulent et nous ne parvenons pas à nous faire entendre de lui. Il ne pense qu’à se venger d’Austerlitz, de la bataille de la Moskova, de la perte de Moscou... Malheureusement, lors de chaque négociation – et il y en a presque continuellement ! –, nos émissaires, dont le général Caulaincourt, le ministre des Affaires étrangères, sont reçus par tous les Alliés en même temps, car ces derniers veulent justement nous empêcher de tirer profit de leurs désaccords. Impossible de voir les Autrichiens, puis les Russes, ensuite les Autrichiens... Or, ce dont nous avons besoin, c’est de l’oreille du Tsar, en privé ! Lorsque nous aurons celle-ci, nous y déverserons les mots qu’il faut : si l’Empereur conserve son trône, la France demeurera un pays fort, ce qui diminuera la marge de manoeuvre de l’Autriche, de la Prusse et de l’Angleterre. Au grand bénéfice de la Russie ! Cette oreille, ce pourrait bien être ce comte Kevlokine. Si nous l’arrêtons, nous le convaincrons de la justesse de nos arguments, nous le libérerons et il plaidera notre cause auprès du Tsar. Celui-ci l’écoutera avec attention, car ce sont des amis d’enfance et il tient le comte en haute estime ! Et si Alexandre cesse de s’obstiner à ne considérer que le court terme et comprend enfin où est l’intérêt de la Russie, tout deviendra possible ! Car, depuis les récentes victoires de l’Empereur, les négociations bénéficient d’un second souffle. L’Angleterre, l’Autriche et la Prusse n’excluent plus la possibilité que l’Empereur conserve son trône, mais avec une France ramenée à ses frontières de 1789. Il faut saisir cette chance ! Le Tsar demeure le seul adversaire majeur qui s’acharne à refuser cette solution. Si nous parvenons à le faire changer d’avis, nous obtiendrons la paix par la diplomatie !
Russie, Autriche, Suède, Angleterre, Prusse... Margont n’avait pas l’habitude de raisonner à une telle échelle. Lui considérait le monde au niveau des individus, de chaque homme en particulier. Mais il connaissait la réputation de Talleyrand. Ce négociateur de génie pouvait réellement réussir à convaincre le Tsar. Il faisait partie des rares personnes encore à même d’aider Napoléon à éviter le désastre et à empêcher que la France ne soit envahie.
Joseph reprit la parole, vexé de voir Talleyrand se montrer clair et convaincant tandis que lui-même s’égarait ou hésitait. Ils marchaient côte à côte dans le labyrinthe de la situation politico-militaire. Le prince de Bénévent laissait Joseph se précipiter dans un cul-de-sac ou s’énerver sur une porte fermée. Puis il lui disait, mielleux : « Par ici, peut-être... » Et de reprendre leur route. Néanmoins, si son chemin menait effectivement quelque part, seul lui savait où exactement.
— Nos meilleurs limiers sont sur la piste de ce Kevlokine : policiers, espions, traîtres en tout genre, diplomates qui l’ont côtoyé... Tous les groupes royalistes de la capitale tentent d’entrer en contact avec lui, pour obtenir de l’argent, des informations et que sais-je encore. Ils veulent également l’amener à soutenir la cause d’une restauration auprès du Tsar. Et Kevlokine, de son côté, cherche lui aussi à rencontrer les meneurs de ces groupes, pour les aider à semer le trouble et pour évaluer si Louis XVIII disposerait d’un réel soutien s’il montait sur le trône. Si jamais les Épées du Roi parviennent à se mettre en rapport avec lui, vous devez immédiatement nous en informer ! Votre priorité sera alors d’en apprendre le plus possible à ce sujet afin de nous permettre d’arrêter cet homme.
— Comment cela, ma priorité ? Et l’enquête sur l’assassinat du colonel Berle ? s’emporta Margont.
Joseph cligna des yeux. Vraiment, cet homme l’irritait à refuser de s’aplatir comme une carpette devant lui. Il aurait voulu choisir quelqu’un d’autre, un « monsieur Ouivotremajesté ». Mais il n’avait que Margont sous la main.
— Major, arrangez-vous pour courir deux lièvres à la fois ! Tous nos lévriers cherchent le comte Kevlokine tandis que vous, vous vous occupez de votre enquête. Cependant, si l’agent du Tsar vient à passer à votre portée, ne le manquez pas ! Monsieur le prince de Bénévent...
Talleyrand hocha la tête.
— J’ai déjà rencontré le comte Kevlokine, à l’époque où j’étais
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