La mémoire des vaincus
s’interrompait ; sa manière agaçante de se balancer sur sa chaise, s’esclaffant pour un rien, émettant des avis assortis parfois d’un humour qui laissait son interlocuteur pantois. La faculté de rire de Lénine stupéfiait tous les pisse-froid qui l’entouraient. Aux débuts de la Révolution, lorsqu’il devait affronter dans les assemblées ses adversaires mencheviks ou socialistes révolutionnaires, il rigolait, même sous les insultes, le visage épanoui, s’amusant de ces obstacles posés sur son chemin. Cette hilarité exaspérait Trotski, ronchonnant contre ce qu’il appelait à mi-voix les « traits de caractère puérils » de Lénine.
Lénine malade ne riait plus. Éloigné du Kremlin, dans sa solitude campagnarde le pouvoir qu’il avait édifié lui apparaissait de plus en plus comme une machine énorme écrasant son rêve. Cette machine monstrueuse, dont il avait assemblé patiemment toutes les pièces et qu’il manipulait avec dextérité, il la voyait maintenant lui échapper, rouler toute seule, broyer l’idéal de sa jeunesse. Il s’effrayait de cette bureaucratie qui rongeait les muscles de la révolution. Il dit à Zinoviev, qui le rapporta imprudemment à Fred, tellement était forte son émotion : « Tout me dégoûte à tel point que, indépendamment de ma maladie, je voudrais lâcher tout et m’enfuir. »
Dans son désespoir, Lénine se raccrochait au plus calme de ses collaborateurs, au plus discret, celui que Zinoviev proposa comme secrétaire général du parti communiste afin de contrecarrer Trotski : Josef Staline.
Alfred Barthélemy n’avait jamais parlé à Staline. Tout ce qu’en disaient les autres membres du Politburo l’en dissuadait. Boukharine s’en gaussait par cette formule : « Sa première qualité, c’est la flemme. » Trotski le traitait avec une hauteur méprisante et lançait, désinvolte, en haussant les épaules : « Sur l’écran de la bureaucratie, l’ombre d’un homme inexistant peut passer pour quelqu’un. » Plus en verve, il ajoutait : « C’est un mauvais homme, il a les yeux jaunes. »
Staline rendait à Trotski son dénigrement, lorsqu’il ridiculisait devant Lénine ces « chevaliers de la phrase romantique », ces « rêveurs ultra-révolutionnaires ». Pour lui, Trotski n’était qu’un poseur grandiloquent, un champion aux faux muscles. Lénine approuvait, peu enclin à déguster ce romantisme et cet esthétisme de la révolution dans lesquels Trotski se complaisait. Le bon sens de Staline le rassurait, comme ses indéniables qualités administratives.
Aussi, à partir de la seconde attaque de paralysie de Lénine, Staline devint-il son visiteur le plus assidu et le plus attendu. Ni Zinoviev, ni Kamenev ne s’en offusquaient. Bien au contraire, cette intimité de Staline et de Lénine les rassurait. Elle éloignait du malade l’homme qu’ils considéraient comme le plus dangereux, le « feld-maréchal » en uniforme blanc, le comploteur d’un possible 18 Brumaire.
Galina se moquait de la jalousie de Fred. Quel avatar bourgeois ! Elle n’avait jamais été aussi belle que depuis qu’elle était inconstante. Une sensualité radieuse se dégageait de son corps, de sa démarche, de ses yeux noirs, de ses lèvres charnues. Depuis qu’elle lui échappait périodiquement, Fred ne cessait de penser à elle, d’aspirer à la posséder pour lui seul. Lors de ses fugues, Galina lui manquait si intensément qu’il se mordait les poings de rage. En même temps, il s’affligeait de se sentir si lié aux normes du monde ancien. Alexandra Kollontaï et Galina, femmes de l’avenir, avaient raison. Lui, misérable, restait prostré dans une sentimentalité désuète.
Heureusement, une mission importante lui fut assignée. De nouveau, l’internationale syndicale communiste allait tenir un congrès à Moscou à la fin de l’année. Comme pour les précédentes assemblées, Zinoviev chargea Alfred Barthélemy d’inviter les délégués les plus efficaces et, en particulier, ceux de la C.G.T. française. Une fois de plus, Fred usa de ses relations avec les anarchistes étrangers pour contrer les syndicats autonomes qui refusaient l’allégeance à Moscou. Mais son action devenait plus celle d’un bureaucrate exécutant les consignes de ses chefs, que d’un prosélyte. Il lui répugna même de confier au libertaire Monmousseau la besogne de casser la vieille C.G.T. si elle refusait de se rallier en
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