La mémoire des vaincus
Royaume de César sera toujours l’annihilation de la liberté.
— Toutes les révolutions se sont produites au nom de la liberté, dit Fred.
L’inconnu le fixait de ses yeux sombres, encore assombris par de larges sourcils noirs, très épais. De sa voix grave, il laissa tomber, comme une cruelle évidence :
— Les révolutions apportent de grandes expériences dans la vie des peuples et marquent de traces ineffaçables leur vie sociale. Mais elles ne correspondent pas du tout à nos rêves. Les révolutions, même les révolutions couronnées de succès, finissent dans l’échec. De même, ont échoué toutes les révolutions religieuses de l’Histoire et surtout, hélas, le christianisme.
— Alors que faire ? demanda Fred.
— Affirmer la primauté de la personne sur la société. Refuser tous les totalitarismes. Quand la société s’identifie à l’État, il n’y a plus de salut pour personne. Non seulement l’État, mais aussi la société, deviennent alors, selon le mot de Nietzsche, des monstres froids.
« Des monstres froids »… Cette expression, que Fred ne connaissait pas, lui parut aussitôt une évidence.
Trotski, Zinoviev, Dzerjinski, étaient des monstres froids. La société implacable qu’ils mettaient en place était une société de glace. Elle tendait vers la perfection glacée de ces machines, de ces systèmes bureaucratiques, qu’admirait Lénine. Tous les dirigeants bolcheviks, tous leurs subalternes, aspiraient à cette perfection froide. Froide comme l’acier du canon de revolver posé sur la nuque du prisonnier descendant l’escalier des caves. Froide comme la mort.
Prunier prit Fred par le bras et l’invita à se lever. Ils sortirent tous les deux dans la nuit. Fred eût été incapable de retrouver son chemin dans ce dédale de ruelles désertes. Prunier ne le lâchait pas. Il le tenait doucement, sans trop serrer, juste une pression amicale.
— Quel est cet homme qui a parlé des monstres froids ? demanda Fred.
— Un grand philosophe, déporté pendant trois ans sous le tsar ; aujourd’hui professeur à l’université de Moscou.
— Et il y enseigne ce qu’il nous a dit ce soir ?
— Oui, il y démontre la signification mystique de la Révolution. Mais il ne peut pas aller jusqu’au bout de ses idées devant les étudiants. Alors nous sommes quelques-uns à bénéficier de ses cours du soir. Nicolas Berdiaeff, tel est son nom.
Le froid et le chaud. Le chaud, c’était Galina. La seule impression de chaleur dans cette glaciation de la Révolution. Mais Galina, elle-même, se refroidissait.
Lorsqu’ils se retrouvèrent dans leur étroit logement, il sembla néanmoins à Fred que celui-ci s’illuminait. Galina partie, dans ce dortoir sinistre Fred n’utilisait pas le lit, fermé par ses couettes. Seul, il préférait sommeiller dans l’unique fauteuil avachi du logement. Galina revenue, il se précipita sur le lit, en rejeta les couvertures, comme on ouvre un coffre. Galina riait, de toute sa jeunesse, de toute l’impétuosité de sa jeunesse. Elle arracha prestement ses bottes, se débarrassa de son caparaçonnage de cuir, de ses sous-vêtements, se jeta nue sur Fred qui, lui aussi, s’était dévêtu en toute hâte. Elle n’aimait pas qu’il tente de la déshabiller. Là aussi, elle se rebellait contre ce qu’elle appelait une prérogative de mâle. Femme libérée, donc libre de ses gestes, de son comportement, elle ne voulait pas subir. Tous les deux nus, l’égalité s’établissait. En conséquence, elle ne montrait plus de complexes, se laissait aller à sa sensualité, tirait au maximum tout le plaisir que la sexualité peut apporter. Cette fête des corps, qu’Alexandra Kollontaï recommandait, sorte de récompense aux êtres affranchis des préjugés bourgeois, Galina s’y adonnait avec une ardente conviction.
Leurs étreintes épuisées, lorsqu’ils s’endormirent emboîtés l’un contre l’autre, dans la douce chaleur de leurs corps satisfaits, juste avant de basculer dans le sommeil, la pensée des « monstres froids » obséda encore Fred insidieusement. Mais il serra un peu plus fort Galina contre lui. La tiédeur moite de sa peau chassa les cauchemars.
Le 23 mai, s’ouvrit à Moscou le premier de ces procès politiques qui allaient désormais ponctuer toute l’histoire de l’U.R.S.S. Les bolcheviks avaient jusque-là éliminé leurs adversaires, sans y mettre de cérémonie. Pourquoi
Weitere Kostenlose Bücher