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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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homme qui pût les sauver était Boukharine, le seul qui pût encore comprendre leurs motivations. La collaboration de Fred avec Zinoviev l’avait fait s’éloigner de celui qui, de tous les membres du Politburo, lui semblait le plus humain, le plus sympathique. Il réussit à le joindre, emporté immédiatement par la bonne humeur de ce petit homme trépidant. Malgré le chagrin réel que lui causait la maladie de Lénine, Boukharine conservait son entrain juvénile. Alfred Barthélemy n’eut aucun mal à le convaincre d’intercéder en faveur des socialistes révolutionnaires. À la grande fureur de Trotski, les quatorze condamnés à mort bénéficièrent du sursis. Fred ne s’aperçut pas que la clémence de Boukharine était beaucoup plus pernicieuse que la cruauté de Trotski. Exécutés, Marie Spiridonova et ses amis se transfiguraient en martyrs. Graciés, ils devenaient des morts vivants, anonymes, destinés irrévocablement à l’oubli.
     
    Fred ne se résignait pas aux absences de Galina. Elle disparaissait maintenant pendant des semaines entières. Puis, une nuit, ou un matin à l’aube, Fred entendait dans le couloir de l’immeuble le bruit de cuir froissé, caractéristique de la démarche décidée de la jeune femme. Elle grattait à la porte, comme un animal. Fred courait ouvrir.
    Il se reprochait cet empressement et cette sentimentalité qui le poussaient à attendre anxieusement sa compagne. Il ne comprenait pas qu’elle ne lui parle jamais d’Alexis. Il l’avait surprise déchirée, désespérée à l’idée de perdre son enfant et maintenant, apparemment, elle ne s’en souciait plus. Si Fred évoquait Alexis, elle haussait les épaules.
    Fred n’osait se l’avouer, mais la jalousie le rongeait. Il ne pouvait s’empêcher de s’imaginer ces autres hommes qui tenaient Galina dans leurs bras, qui se réchauffaient à la chaleur de son corps, qui lui faisaient l’amour. Il se représentait Galina dans toutes les positions possibles de l’accouplement et ces scènes lascives tournaient au cauchemar. Il dormait peu et mal, passant ses nuits à lire, cherchant dans les livres à percer cette énigme du monde, de plus en plus indéchiffrable.
     
    Pendant l’été, une sécheresse exceptionnelle anéantit les récoltes. La famine ravagea des régions entières de la Russie. Dans ce désastre, Fred pensait à ces incompréhensibles moujiks, éternelles victimes de tous les désastres : la guerre, la sécheresse, l’inondation, le typhus, la famine. Il revoyait Gorki, maigre, voûté, noueux comme un vieil arbre mal poussé sur un sol infertile, Gorki qui ressemblait tant à ces paysans décrits complaisamment par tant de romanciers russes et qui, pourtant, ne les aimait pas. Il revoyait Marie Spiridonova, si éloignée des babas villageoises, toute menue, dévorée de passion intellectuelle et qui, elle, défendait ces moujiks avec l’acharnement que l’on met à s’immoler pour des causes perdues. Entre Gorki et Marie Spiridonova il s’était produit une inversion des rôles. Mais qui jouait juste, qui jouait à sa place, dans cette immense tragédie de la Révolution ?
    À la fin de l’automne, une seconde attaque de paralysie terrassa Lénine. Alfred Barthélemy ne l’avait pas rencontré depuis ce déjeuner au Kremlin, avec Guilbeaux, où Vladimir Ilitch lui demanda d’étendre le rayon d’action des « idiots utiles ». Mais Zinoviev ne lui cachait pas combien la première attaque diminuait le chef suprême. Ses traits restaient figés. Il ne marchait qu’avec une allure d’automate. Ses paroles souffraient d’un débit hésitant, heurté. Les mots lui manquaient.
    Que la maladie de Lénine soit une catastrophe, tout le monde en prenait conscience. En son absence, le Kremlin devenait d’ailleurs absolument sinistre. De tous les dirigeants, seul Lénine donnait une impression heureuse. Il riait facilement. Il lui arrivait même de réprimer des fous rires en présidant une assemblée avec gravité, comme si cette situation bureaucratique lui paraissait du dernier comique. Fred se remémorait l’étrange figure faunesque de Vladimir Ilitch, si souvent moqueuse ; sa manière de regarder son interlocuteur à travers ses doigts, en plaçant devant ses yeux sa main droite en éventail ; sa manière d’écouter son visiteur en posant sa joue sur sa main et de s’absorber dans la contemplation du plafond, si bien que l’importun finissait par abréger ou

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