La mémoire des vaincus
bloc au Profintern ; mais Monmousseau mit un tel empressement à faire voter les sections en faveur de l’adhésion, que Fred aurait eu mauvaise grâce à le freiner. Par 779 mandats contre 391 la majorité se rallia donc au diktat de Moscou. Une fois de plus, Alfred Barthélemy reçut les félicitations de Zinoviev.
Chacun des congrès internationaux apportait son vent de révolte, ses rébellions, ses scandales. Pour être sympathisants, voire militants de l’internationale communiste, les délégués n’étaient pas encore tous soumis et le retour dans les pays d’origine marquait parfois des revirements spectaculaires, comme celui de la C.N.T. espagnole. Cette fois-ci, tout se serait passé le plus tranquillement du monde si, dans la délégation française, ne s’était trouvée une drôle de petite bonne femme, secrétaire de la Fédération des métaux, qui se nommait May Picqueray.
Tous ses invités logés à l’Hôtel Lux, Fred organisa, le lendemain de leur arrivée, une réception en leur honneur au Kremlin. Depuis longtemps, les salles d’apparat avaient perdu leur état d’abandon des débuts de la Révolution. Les boiseries dorées, les lustres, les cristaux, les glaces immenses, reconstituaient le même décor que du temps du tsar. Caviar, blinis, poissons fumés, viandes rôties, servis à profusion sur des consoles recouvertes de nappes blanches, les délégués étrangers ressortaient en général estomaqués par cette hospitalité princière qui leur donnait l’impression d’un régime soviétique en fort bonne santé. Or, à la stupéfaction générale, une femme grimpa sur une table et harangua les convives, leur rappelant que la famine terrassait les campagnes et qu’il lui paraissait scandaleux que des militants ouvriers en goguette se gobergent au détriment des prolétaires russes manquant du nécessaire. C’était May Picqueray. Elle fut copieusement huée, mais ne se démonta pas, refusant de rester plus longtemps parmi des affameurs et des viveurs.
Cette rebelle n’avait rien d’une virago. Aussi jeune que Fred, elle montrait une jolie frimousse et des yeux bleus candides. Fred pensa aussitôt à Rirette. Comme Rirette, May sautait sans transition de l’ingénuité à l’exaltation. Il suffisait qu’elle aperçoive une injustice, une contradiction entre la théorie politique et la pratique sociale (en Russie elle allait être servie !) pour qu’elle explose. Sa voix douce devenait alors tonitruante. On se demandait comment de telles tirades enflammées pouvaient sortir d’une aussi charmante bouche. Pendant tout son séjour à Moscou, May n’arrêta pas de s’indigner. La délégation française se déclarait honteuse de compter une telle emmerdeuse dans ses rangs. Par contre, Fred remarqua assez vite que Zinoviev et Trotski, non seulement la laissaient faire, mais cherchaient tous les prétextes pour l’exciter. Dans ses outrances, elle représentait trop bien le type d’anars folkloriques auxquels les bolcheviks permettaient encore toutes leurs fantaisies, pour se priver de son spectacle. Fred voulut la mettre en garde contre une telle récupération. Elle le rembarra aussitôt :
— Toi et Victor Serge, vous êtes bien placés pour me donner des leçons, oui, vous autres les souteneurs, les ralliés. Les souteneurs, mon vieux, ne valent pas mieux que les soutenus.
— Tu chapitres toujours les copains, May. Pourtant tu voyages avec Monmousseau qui est aussi un souteneur, pour employer ton expression. Et que fais-tu de Monatte, de Delesalle ?
— Je te les laisse. Ceux que j’aime s’appellent Lecoin, Armand.
— Que deviennent-ils ?
— Ils sortent tous les deux de prison et tous les deux pour antimilitarisme. Armand a écopé de quatre ans et Lecoin de huit.
— As-tu connu Rirette Maîtrejean, la compagne de Victor ?
— Un peu, oui.
Un immense espoir bouleversa Fred. Le fil qui conduisait à Flora et à Germinal, enfin trouvé ! Un immense espoir vite déçu car May bougonna, dépitée :
— Elle est disparue de la circulation, celle-là.
Puis elle reprit, hostile :
— Dis-moi, souteneur, je n’ai pas mes yeux dans ma poche et j’ouvre grand mes oreilles. Je ne me suis pas radinée ici pour bâfrer comme tous ces porcs qui se disent délégués. Délégués de mes fesses ! J’ai la chance d’observer le paradis des soviets. C’est pire que ce qu’on imaginait. J’ai rencontré un professeur de lettres qui raccommode
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