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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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décidèrent-ils d’accorder aux socialistes révolutionnaires de gauche ce jugement public spectaculaire qu’ils déniaient à leurs autres contestataires ? Sans doute parce que la popularité de Marie Spiridonova demeurait très forte, surtout dans cette classe paysanne inassimilée. Sans doute parce que les socialistes révolutionnaires de gauche étaient, autant que les bolcheviks, les auteurs incontestés de la Révolution. Il fallait donc qu’un verdict les désavoue devant l’Histoire, qu’ils en ressortent disqualifiés à jamais.
    Alors qu’avant 1917, Lénine, Zinoviev, Kamenev, Trotski, Boukharine, se trouvaient assez confortablement exilés en Occident, les socialistes révolutionnaires maniaient la bombe en Russie tsariste où ils vivaient une clandestinité qui les menait fatalement au bagne. Spiridonova, Gotz, Kamkov, pour ne citer que ceux-là, furent de cette génération terroriste anticipant sur la révolution d’Octobre. Tous emprisonnés, torturés, condamnés aux travaux forcés. Non seulement ils transformèrent des moujiks passifs en insurgés, mais ils surent entraîner les étudiants à l’activité politique.
    Les révolutions, comme les religions, ont d’abord leurs héros et leurs martyrs. Puis arrivent les bureaucrates et le clergé. Les socialistes révolutionnaires de gauche refusèrent toujours de se bureaucratiser, refusèrent que la Révolution devienne une Église. Ils se condamnaient ainsi eux-mêmes à pourrir dans ces fameuses « poubelles de l’Histoire » que le camarade Trotski offrait généreusement à tous ses contradicteurs.
    À peine le procès des socialistes révolutionnaires de gauche fut-il ouvert que la nouvelle inattendue, imprévisible, de Lénine gravement malade, filtra de comités en officines. On se la chuchotait, sans trop y croire, redoutant néanmoins qu’elle soit vraie. Lénine éloigné de Moscou, dans un village de banlieue… Lénine se plaignant de maux de tête et d’une fatigue extrême… Lénine foudroyé par une attaque de paralysie…
    Une véritable ambiance de catastrophe paralysait en tout cas le Kremlin. Du bureau vide de Lénine ne surgissaient plus au galop les messagers portant les plis. Dans cette atmosphère de désastre, encore plus qu’à l’ordinaire l’image du pouvoir omnipotent frappa Alfred Barthélemy. Il semblait que le bureau de Vladimir Ilitch fût la tête d’une pieuvre d’où sortaient de multiples bras, cataleptiques aujourd’hui comme cette tête. La plupart des locaux de dirigeants étaient d’ailleurs aussi abandonnés que celui du chef suprême. Accourus vers le village où ce dernier faisait retraite, ils guettaient, sur les traits figés du malade, le moindre tressaillement. Ils aspiraient de toute leur force à ce que Lénine dise quelque chose. Mais le visage de Lénine, crispé par l’artériosclérose, perdait toute expression et aucun son ne sortait de sa bouche. Il n’avait que cinquante-deux ans. Ses collaborateurs, qui se surveillaient tous les uns les autres, qui s’attendaient tous à des coups de théâtre provoqués par leurs dissensions, s’étaient préparés à toutes les éventualités, sauf celle-ci. La santé de Lénine constituait une des bases inaltérables de la Révolution. Robuste, actif, d’égale humeur, gai, il paraissait impossible que Lénine tombe malade comme le commun des mortels et, encore moins, disparaisse avant que ne soit achevé l’édifice révolutionnaire. Cinquante-deux ans ! Lénine disposait au moins de trois décennies devant lui. En 1950, il serait le grand-père vénéré de la Révolution terminée et pourrait alors mourir en paix. Mais pas maintenant ! Pas après seulement cinq ans de travail constructif ! Pas au milieu de tant de doutes, de tant de contradictions, de tant de conflits internes !
    Alfred Barthélemy fut tenu à l’écart aussi bien de Lénine malade, que du procès des socialistes révolutionnaires de gauche. Il avait beau être monté dans la hiérarchie, il se situait quand même trop loin du pouvoir réel. Zinoviev et Kamenev ne quittaient pas le chevet de Lénine. Quant à Trotski, pendant tout le mois de juin il se consacra au tribunal où il joua ce rôle de grand inquisiteur qui lui allait à merveille. Spiridonova, Gotz, se défendirent de toute leur énergie, de tout leur courage, mais leur sort avait été tracé par Trotski et Dzerjinski bien avant la sentence. Les quatorze accusés condamnés à mort, le seul

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