Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
Vom Netzwerk:
des chaussures, un ingénieur qui m’a demandé de ne pas l’accompagner chez lui car il craignait d’être dénoncé par ses enfants si ceux-ci apprenaient qu’il recevait une anarcho-syndicaliste. J’ai assisté à une élection de délégués à l’usine Dynamo. Tous les votes à mains levées, à l’unanimité. La grève interdite. La paye calculée d’après le rendement. L’ouvrier licencié expulsé de son logement… C’est le rêve des patrons capitalistes, ça, pas le rêve des ouvriers !
    — Tu as bien vu, May. N’accuse pas les camarades russes. Ils se sont ralliés et je me suis rallié avec eux parce que les bolcheviks ont été les seuls, dans les premières années de la Révolution, à prendre toutes les initiatives, toutes les responsabilités. Puisque nos camarades refusaient le pouvoir, eux l’ont pris. Le drame c’est que, insidieusement, ce pouvoir les a contaminés. Armée, police, bureaucratie, tout recommence.
    — Et toi, tu n’es pas contaminé ?
    — Sans doute un peu, mais je lutte contre le système à ma manière.
    — Pourquoi ne rentres-tu pas avec nous ?
    — On me flanquera douze balles dans la peau.
    May regarda Fred avec étonnement.
    — Les bolchos sont plus économes, reprit-elle avec un sourire charmant. C’est une seule balle qu’ils te tireront dans la nuque si tu t’obstines parmi ces cannibales. Ou bien tu deviendras comme eux, ou bien on te zigouillera. C’est la destinée des souteneurs, mon gars. Ou bien on pactise avec la flicaille, ou bien on est ratiboisé.
     
    Avant le départ de la délégation française, et pour fêter son adhésion à l’internationale communiste, un dîner fut organisé au Kremlin. Zinoviev s’amusa à placer May Picqueray à sa droite et lui tint pendant tout le repas des propos amusants et galants. Au moment des toasts, Trotski demanda que quelqu’un chante une chanson comme, dit-il, c’est l’usage en France après un bon repas. Il y eut un moment d’hésitation. Personne n’osait se risquer à une telle improvisation devant Zinoviev et Trotski. Monmousseau se leva alors, s’approcha de May et lui demanda de pousser une romance. À la stupéfaction générale, et notamment celle de Monmousseau qui faillit s’étrangler en buvant sa vodka, May Picqueray entonna de sa voix tonitruante Le Triomphe de l’anarchie de Charles d’Avray :
     
    Debout, debout, compagnon de misère,
    L’heure est venue, il faut nous révolter.
    Que le sang coule et rougisse la terre
    Mais que ce soit pour notre liberté,
    C’est reculer que d’être stationnaire,
    On le devient de trop philosopher.
    Debout, debout, vieux révolutionnaire,
    Et l’anarchie, enfin, va triompher.
     
    Trotski ne se démonta pas. Il souriait, avec cette commisération que l’on accorde à un enfant mal élevé.
    — Tu vois, camarade May, qu’il existe encore de la liberté en Russie, puisque tu peux chanter l’anarchie au Kremlin.
    — Liberté pour ceux qui acceptent, qui s’adaptent, répliqua May Picqueray. Les autres sont à Boutyrki. L’an dernier, mes camarades Lepetit et Vergeat disparaissaient. Cet exploit sera-t-il renouvelé ?
    Pour faire taire May, les délégués scandèrent en chœur La Jeune Garde. L’incident était clos.
    Toutefois, May Picqueray fut involontairement à l’origine de la rupture entre Trotski et Alfred Barthélemy et de la haine que le créateur de l’armée rouge ne cessera de porter à celui qui avait été l’un de ses collaborateurs. Après le dîner, comme les convives s’éparpillaient dans les salons du Kremlin, dont ils admiraient la magnificence, Trotski s’avança vers May et lui tendit la main en lui souhaitant un bon retour en France. May Picqueray mit précipitamment ses mains dans les poches de sa veste et Trotski resta le bras ballant.
    — Tu refuses de me serrer la main, camarade May, pourquoi ?
    — Je suis anarchiste. Il y a Cronstadt et Makhno entre nous.
    Trotski se pencha pour prendre affectueusement par l’épaule la jeune femme et la pria de s’asseoir près de lui, dans un de ces immenses fauteuils qui avaient dû servir aux badinages de la Cour. Il s’efforçait d’être aimable. Pourquoi voulait-il absolument convaincre un personnage aussi peu influent que May ? Quelle réminiscence ces yeux bleus innocents évoquaient-ils au « feld-maréchal » ?
    — Moi aussi, lui dit-il, avec presque de la tendresse dans la voix, moi aussi je suis anarchiste. Mais le

Weitere Kostenlose Bücher