La mémoire des vaincus
échange d’un passage en Roumanie – l’opération réussit plus facilement que Fred ne l’espérait.
La nuit suivante, Fred rejoignit le batelier roumain dans les méandres du delta du Danube. La barque était pleine de ballots de livres et de tracts livrés par Sandoz. Fred se casa tant bien que mal, face au rameur qui regardait avec hostilité cet inquiétant clandestin. Dans la poche de son blouson molletonné Fred palpait pour vérifier s’il n’avait pas perdu ce document mystérieux qui allait, croyait-il, bouleverser toutes les données de la politique occidentale : une copie du fameux testament de Lénine, dérobée à Zinoviev.
3. L’ogre de Billancourt (1924-1935)
« L’inconscience véritablement stupéfiante de ces lâches finit par égaler aux plus braves : tant qu’ils pourront déguiser un de leurs chiens en gendarme, l’autre en juge et le troisième en agent du fisc, ils vivront de biscuits et de conserves au milieu de la ville en flammes attendant tranquillement d’heure en heure la victoire du parti de l’Ordre. »
Georges B ERNANOS ,
La Grande Peur des bien-pensants , 1931.
Alfred Barthélemy ne regagna Paris qu’en novembre 1924. Depuis mai, le Cartel des gauches formait en France un nouveau gouvernement où les radicaux triomphaient. Gaston Doumergue, nouveau président de la République, voulant affirmer le coup de barre de la politique française, s’était empressé de reconnaître l’U.R.S.S. et d’amnistier les transfuges français de Moscou. Fred se trouvait donc blanchi. Par une curieuse coïncidence, lorsqu’il débarqua à la gare de l’Est, la première chose qu’il aperçut boulevard Magenta fut un défilé d’hommes endimanchés suivant des drapeaux rouges. Des dizaines et des dizaines de grands drapeaux rouges, portés fièrement, sans que la police intervienne. Rien de commun avec les manifestations tumultueuses que Fred avait connues avant guerre, toujours brisées par les assauts des gardes républicains à cheval. On se serait cru à Moscou, pour quelque commémoration officielle.
Fred s’informa. On lui répondit que l’on enterrait Jaurès. Jaurès, assassiné en 1914 ? Le même. Le Cartel des gauches transférait ses cendres au Panthéon. Les délégations se rendaient au Palais-Bourbon où le cercueil, arrivé d’Albi, était exposé. Fred qui s’attendait à tout, sauf à ça, accompagna ses interlocuteurs qui ne voulaient rien perdre du spectacle et descendaient vers la place de la Concorde.
Dès qu’ils arrivèrent à proximité de la Madeleine, une multitude impatiente, qui s’agglutinait, se poussait, exigeait de tout voir, bouchait les rues. Un titi à casquette à carreaux, qui lui rappelait un peu Hubert, le tira par la manche et l’invita à faire un détour. Ils bifurquèrent vers les Tuileries et débouchèrent bientôt sur la terrasse de l’Orangerie, qui domine la Seine. Fred remarqua devant la Chambre des députés, sur une estrade, à l’ombre d’un portique, un catafalque entre deux immenses torchères d’où jaillissaient des flammes. Les haut-parleurs diffusaient une musique pompeuse.
— C’est Gustave Charpentier qui a composé ça spécialement, dit le titi à casquette.
— Gustave Charpentier ?
— Ben oui, celui qui a écrit Louise.
Et comme Fred manifestait autant de surprise à l’évocation de cette Louise qu’à celle de ce Charpentier, son compagnon ajouta :
— Louise, l’opéra, quoi ! D’où sors-tu ?
En bas, devant le Palais-Bourbon, une vingtaine de mineurs, reconnaissables par leurs vêtements de travail et leur casque, s’avançaient pour hisser le cercueil sur leurs épaules. Le cortège s’ébranla lentement, s’engageant dans le boulevard Saint-Germain. Venaient les enfants des écoles, les délégations des Ligues républicaines, les francs-maçons, les représentants des coopératives. Puis des milliers de communistes, en rangs serrés, arborant des centaines de drapeaux rouges.
— Tu vois, dit le titi à casquette, les drapeaux rouges suivent l’enterrement de la bourgeoisie.
Fred avait plutôt la pénible impression que cette cérémonie officialisait l’étendard des bolcheviks. Le pauvre Jaurès n’était qu’un prétexte. On le panthéonisait, comme à Moscou on canonisait Lénine, devenu momie sainte dans sa châsse de verre. Jaurès et Lénine, morts, avec eux mourait l’utopie révolutionnaire. Défilaient maintenant les
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