Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
Vom Netzwerk:
congrégations. Depuis des années, Fred espérait ce retour à Paris et, dès le premier jour, il eut la sensation désagréable que Paris n’était plus le même, que les gens, eux aussi, avaient changé. Il ne se sentit jamais vraiment étranger à Moscou. C’est maintenant, de retour en France, qu’il éprouvait un décalage. Les Parisiens étaient vêtus différemment. Les femmes portaient des jupes très courtes qui l’ébahissaient. Comparé à la pénurie russe, le relatif bien-être qui s’affichait par des magasins regorgeant de marchandises, par des vêtements neufs sur des passants enjoués, lui révélait que la guerre, qui le happa dès la fin de son adolescence, ne le relâcha pas ensuite, que son séjour en Russie ne fit que continuer cet état de guerre ; qu’il n’était qu’un prisonnier libéré, un prisonnier oublié, que personne n’attendait.
    Pendant neuf mois, il avait vécu en fugitif, tantôt emprisonné comme agent présumé du Komintern, tantôt expulsé comme anarchiste. Il avait parcouru toute l’Europe centrale en zigzag, n’échappant que par une chance incroyable à deux attentats perpétrés par les sbires de Dzerjinski. En Allemagne, Erich Mühsam lui assura protection et amitié, bien que la récente défaite de la Révolution allemande eût jeté la consternation dans l’extrême gauche. Mühsam, comme Fred, anarchiste berné, avait poussé ses camarades libertaires à rejoindre la III e Internationale bolchevique. Maintenant, il s’angoissait en découvrant le pitoyable résultat de son action. Ce que lui révéla Fred était encore pire que ce qu’il supposait.
    Qui voir à Paris ? Delesalle, bien sûr. C’était le plus facile. Sa librairie, rue Monsieur-le-Prince, restait immuable. Paul et Léona se trouvaient toujours au milieu de leur fouillis de livres. Ne manquait que le gros chien Bouquin, mort de vieillesse. Les Delesalle reçurent Fred comme un fils prodigue. Ils voulaient tout savoir de sa vie, des événements russes. Fred parlait. Il pouvait enfin parler à cœur ouvert. Il raconta Makhno. Il transmit le message de Makhno, comme il l’avait fait à Erich Mühsam. Il montra la copie du testament de Lénine. Paul Delesalle lut attentivement ce talisman, s’étonna seulement que Lénine place sur le même plan Trotski et ce ténébreux Staline. L’incrédulité que Fred devina dans les yeux de Delesalle le bouleversa. Si Delesalle ne croyait pas à l’authenticité de ce document, qui le croirait ?
    — Que comptes-tu faire de ce papier ?
    — Le transmettre à tous les partis de gauche. Même aux communistes qui en ignorent l’existence.
    — Ils le considéreront comme un faux.
    — J’aurais pris tous ces risques pour véhiculer un faux ?
    — Qui te prouve que tu n’as pas été abusé par Zinoviev, ou que Zinoviev lui-même n’est pas tombé dans un piège ? Avec ce que tu me dis des rivalités au Kremlin, on peut s’attendre à tout. Simplement, les rivalités du Kremlin, les Français voient ça de loin. La victoire de la gauche aux élections leur semble bien plus importante. Le gouvernement a reconnu la légalité de la Révolution soviétique…
    — Il ne s’agit plus d’une révolution soviétique, mais d’un gouvernement bolchevik.
    — Pour le peuple français, quelle immense espérance ! L’étoile rouge du drapeau russe remplace l’étoile du berger qui guidait les mages dans la vieille culture. Notre nouvelle culture, aussi rationnelle soit-elle, a besoin elle aussi d’une étoile. Tu auras beau faire, tu n’arriveras pas à éteindre cette lueur qui brille au-dessus du Kremlin. Et c’est tant mieux, car si tu l’éteignais, tu éteindrais toute espérance.
    — Rosmer m’a rencontré à Moscou. Il me croira.
    — Il te croira sans doute, mais il dira que le parti communiste entraîne des masses enthousiastes ; qu’il réveille la classe ouvrière française ; que ce n’est pas le moment de la décevoir.
    — Vous n’avez pas réagi lorsque je vous ai raconté la fin de Makhno. Puisque vous publiez des livres, vous devriez diffuser ce témoignage. La mémoire des vaincus se perd. Nul mieux que vous ne peut la sauver.
    Delesalle, vieilli, très las, un peu affaissé, secoua la tête en signe de dénégation.
    — Pourquoi te soucier de Makhno, Fred ? Ce n’est pas un bon cheval. Aussi suspect que la bande à Bonnot. On raconte des horreurs sur son compte. Sa fin est triste, comme toutes les

Weitere Kostenlose Bücher