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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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quelle aberration, continuait à le traiter en ami. Sans doute la haine que Trotski portait à Fred grandissait-elle ce dernier aux yeux de Zinoviev. Trotski avait néanmoins réussi à écarter Alfred Barthélemy de toutes ses responsabilités dans les services du Komintern. Il n’était plus qu’une sorte de secrétaire de Zinoviev, poste sans grande importance.
    — La Spiridonova entre dans une maison de santé, s’écria joyeusement Zinoviev. Elle va pouvoir lire, écrire, en attendant de retrouver son état normal.
    — Vous savez bien que Marie Spiridonova n’est pas folle, dit Fred.
    — Si elle n’est pas folle, c’est alors nous qui le sommes.
    Il ajouta de sa voix nasillarde, qui montait toujours vers l’aigu lorsqu’il se divertissait :
    — Vous n’ignorez pas, camarade Barthélemy, la très grande difficulté que l’on rencontre pour décider qui est fou, qui ne l’est pas. La solution la plus simple est de considérer que ceux qui enferment les autres dans des asiles ne sont pas les plus fous. Les vrais malades mentaux sont ceux qui ont la faiblesse de subir leur incarcération.
     
    En mars, une troisième attaque terrassa Lénine et le laissa impotent. Dès lors, toute la politique du Politburo reposa sur ce que l’on pourrait appeler avec emphase la guerre de succession ; mais il ne s’agissait encore que d’un embrouillamini d’intrigues. Zinoviev, le plus ancien compagnon de Lénine et son confident dans l’exil suisse, tenait le rôle de prince héritier. Toutefois Trotski l’inquiétait. Le « feld-maréchal » toujours suspecté de bonapartisme, ne ferait-il pas un coup d’État ? Le moment venait de lui opposer un barrage sûr. Pour cela, comptant évidemment sur Kamenev, il proposa à Staline, en si bonne grâce avec Lénine, de former avec eux deux un triumvirat secret. Si peu secret que Boukharine rejoignit bientôt la troïka. Et que Zinoviev soliloquait devant Alfred Barthélemy comme s’il eût désiré que son secrétaire ne perde rien de ses manœuvres.
    — Staline, lui disait-il, le plus modeste et le plus dévoué de nous tous, n’aime ni l’argent, ni le plaisir, ni le sport, ni les femmes (à l’exception de la sienne). Il est aimable avec tout le monde, même avec Trotski.
    Fred n’avait aucune opinion sur Staline, l’homme le moins voyant du Politburo et, par là même, celui qui lui paraissait le moins intrigant.
    Lénine lutta contre la mort jusqu’au 21 janvier 1924. De la panique qui s’ensuivit parmi les dirigeants, Alfred Barthélemy n’en reçut que de faibles échos. Il savait seulement par Zinoviev qu’il existait un testament et que Lénine y désignait son ou ses successeurs. Ainsi le Parti, devenu monarchique, reconstruisait sa propre aristocratie ; les soviets d’ouvriers et de paysans étant exclus du pouvoir électif. Lénine manquait sa sortie. Avec sa mort, s’achevait la phase idéaliste de la Révolution russe. Fred en prenait une absolue conscience. Il avait vécu trop intensément, trop étroitement, tous ces événements extraordinaires qui s’enchaînèrent depuis son arrivée à Moscou, pour ne pas être convaincu qu’il n’avait plus rien à faire dans une aventure qui reniait un peu plus chaque jour la merveilleuse utopie de 1917, celle qui le conduisit, lui, Alfred Barthélemy dans ce pays de glaces et de neiges pour participer à la naissance d’un nouveau monde. Lénine manquait sa sortie. Fred cherchait une voie pour la sienne. Plus rien ne l’attachait à Moscou, sinon Galina, mais son attachement à Galina se transformait en souffrance intolérable.
    Avant son départ pour Oslo, en mission diplomatique, Alexandra Kollontaï avait tenté de le raisonner, de lui expliquer que la jalousie, maladie plutôt dégoûtante, n’exprimait que des relents de conformisme bourgeois. La jalousie et la liberté sont antinomiques. Comment lui, Alfred Barthélemy le libertaire, pouvait-il être jaloux ? Un révolutionnaire doit surmonter ses contradictions, mieux, les effacer.
    — Regarde-moi, lui dit la belle Alexandra, tournant sur elle-même comme une superbe toupie, regarde-moi. Suis-je jalouse des compagnes de mes amants ? Suis-je jalouse des hiérarchies dictées par le camarade Lénine, ce grand chinovnik ? M’as-tu vue me plaindre de l’exil où l’on me pousse ? Je devrais être jalouse de Galina qui étreint si fort ton petit cœur. Mais j’adore Galina, j’adore mon petit Fred. Je suis une

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